2017 : Le monde passe-t-il à l'Est ? - Alix Verdet
Selon de nombreux observateurs, la bataille d’Alep marque un tournant dans l’ordre géopolitique mondial. Car, au-delà du conflit syrien, dont tout le monde souhaite ardemment la fin – même si la définition des moyens pour y parvenir diverge profondément d’un camp à l’autre –, c’est bel et bien un nouvel équilibre des forces que nous voyons émerger.
1989, UNE FIN DE L’HISTOIRE EN TROMPE-L’ŒIL
Comme l’analyse très justement dans Foreign Affairs Robin Niblett, directeur du think-tank indépendant de politique Chatham House basé à Londres, «l’ordre libéral international s’est toujours appuyé sur l’idée de progrès. Depuis 1945, les décideurs politiques ont cru que l’ouverture des marchés, la démocratie et les droits humains individuels allaient progressivement se répandre sur toute la surface de la terre. Aujourd’hui, de telles espérances apparaissent naïves.» En effet, après la bipolarité du monde d’après-guerre pendant tout le temps de la Guerre froide, l’hégémonie américaine de l’après-chute du Mur de Berlin semble marquer le pas. Ce n’est pas à la fin de l’histoire que nous assistons. Le pôle asiatique, formé de la Russie, de la Chine mais aussi de l’Iran, entend prendre sa part de la domination géopolitique du monde. Le monde, tel un planisphère anamorphosé, déplace son centre névralgique à l’Est, dans un univers qui s’embarrasse assez peu du respect des Droits de l’Homme et du droit international. Comme l’analyse Hubert Védrine dans un long entretien accordé au Monde, «pendant ce dernier quart de siècle, les Occidentaux ont cru à ce qu’avait promis George Bush père (1989-1993), c’est-à-dire à un nouvel ordre mondial sous la conduite éclairée des États-Unis. (…) Tout cela s’effondre aujourd’hui.»
L’OCCIDENT INCONTESTABLEMENT EN RETRAIT
Après la reprise d’Alep par les forces du régime de Bachar al-Assad et de ses alliés, Vladimir Poutine préside actuellement la conférence d’Astana au Kazakhstan, et a choisi, en cheville avec Ankara, qui est légitime pour y assister. Si la Turquie souhaitait la présence des États-Unis, a rapporté Le Parisien, la Russie leur a concédé un simple statut d'observateurs indique Le Monde ainsi qu'aux Européens et à l’ONU. L’échec de la diplomatie européenne et spécialement française, mais aussi onusienne au Proche et au Moyen-Orient, se révèle cuisant ! Alors que la Russie subit toujours les sanctions de la Communauté internationale à cause de son implication dans le soulèvement séparatiste de la Crimée mais aussi du Donbass, sur le plan stratégique, elle s’affirme pourtant comme l’acteur principal de la scène diplomatique internationale. Selon Isabelle Lasserre du Figaro, «en un an, la Russie a réussi à se présenter comme la puissance dominante du monde, remplissant le vide laissé dans la région par la politique de «retrait» menée par l’Administration Obama et capable d’investir dans la paix après avoir fait la guerre.»
Au terme de ses deux mandats, la politique étrangère d’Obama est en effet presque unanimement désavouée. Les conséquences désastreuses de l’intervention américaine en Irak et très douteuses en Afghanistan ont profondément discrédité l’action géopolitique des États-Unis dans l’opinion américaine et internationale, amenant Obama à limiter grandement l’influence américaine dans les dossiers chauds que les États-Unis géraient jusque-là. Le Président Trump est un continuateur paradoxal de la politique internationale d’Obama, en ce qu’il considère lui-aussi que les États-Unis n’ont plus à être les gendarmes du monde. Et puisque les Américains ont agi sans mandat de l’ONU en Irak, qu’est-ce qui empêche une autre grande puissance de s’affirmer et d’agir de la même manière dans un autre endroit du globe ? Un boulevard s’est donc ouvert pour la Russie de Poutine.
Il faut ajouter à cela les insondables incertitudes de ce que sera la diplomatie américaine sous l’administration Trump. Si le président élu avait clamé sa sympathie pour Vladimir Poutine pendant sa campagne, son Secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Rex Tillerson, pourtant décoré des mains de Poutine de l’Ordre de l’amitié, s’est montré beaucoup plus modéré et circonspect à l’égard de la Russie : «Tillerson a affirmé que la Russie recherche le respect, rapporte Laure Mandeville dans Le Figaro «mais [a] reconnu aussi que «son comportement récent avait bafoué les intérêts américains». «Il faut avoir les yeux ouverts sur la Russie.» «Elle a envahi l’Ukraine et violé le droit», a-t-il dit sans fard. «Les Alliés de l’Otan ont raison d’être alarmés». Devant le flou du positionnement de l’administration Trump en construction, la realpolitik n’attend pas et, depuis un certain temps, c’est indéniablement Moscou qui donne le tempo.
L’UNION EUROPÉENNE EN PLEINE CRISE DE CONFIANCE
Avec la victoire du Brexit, “l’européanisation” heureuse connaît un certain coup d’arrêt. Nous étions habitués à ce que l’Union Européenne n’aille que dans un seul sens, celui de l’expansion, et à la pensée que l’élargissement croissant de l’Union allait garantir à tous ses membres une paix et une prospérité durables et enviables. Le vote du Royaume-Uni a brutalement rompu avec ce tableau idyllique. Comme le dit Robin Niblett, «l’Union Européenne va sans doute diminuer de taille pour la première fois de son histoire». Mais, en réalité, le Brexit est l’expression marginale d’une réalité observée dans de nombreux pays membres. Contre la technocratie bruxelloise jugée intrusive et contraignante à l’excès, “l’euroscepticisme” s’est largement répandu parmi les populations ainsi que les partis politiques à tendance nationaliste : UKIP au Royaume-Uni, le Front National en France, le parti au pouvoir Fidesz en Hongrie dont le leader revendique «la construction d’un état antilibéral», ajoute Niblett, le parti PiS, Droit et Justice en Pologne, le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders aux Pays-Bas, l’AfD en Allemagne. Le sentiment de perte de leur souveraineté émeut profondément les peuples qui ne voient pas les effets si bénéfiques de l’Union Européenne et qui se déchirent sur la question de l’accueil des migrants, signant l’échec de la tentative européenne de politique migratoire.
Au niveau économique, les cures d’austérité demandées par Bruxelles aux pays comme l’Espagne, le Portugal et la Grèce, qui souffrent de la force de l’euro favorable à l’Allemagne, instillent une défiance grandissante envers l’Union et l’euro, et font le succès des mouvements de gauche populiste comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Affaiblie politiquement et idéologiquement, l’Europe ne peut pas davantage s’appuyer sur une force stratégique militaire européenne. Aucun commandement européen ni troupe européenne n’a vraiment pris corps, et l’annonce du désengagement des États-Unis de l’OTAN par Donald Trump – l’avenir nous dira s’il sera effectif – n’a pour l’instant pas encore réussi à engager un sursaut européen. Comme le dit Hubert Védrine, «les Européens, qui croyaient vivre dans le monde idéal de la communauté internationale et du droit, se réveillent dans Jurassic Park : Donald Trump inquiète tout le monde, Poutine nous provoque, l’islam se convulse. Cela pourrait provoquer un électrochoc créateur mais, pour le moment, rien ne se passe.»
L’ONU DISQUALIFIÉE
L’impuissance de l’ONU à peser dans les négociations sur le conflit syrien menace de faire passer cette auguste institution pour obsolète, ainsi que toutes les valeurs qu’elle tente de défendre. Pour Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, le conflit syrien «sonne la quasi-mort de l’ONU en tant qu’organisation politique» analyse-t-il pour le Huffington Post. Finis les rêves de paix mondiale de l’après-guerre. Place au retour de la loi du plus fort, en l’occurrence la Russie. «L’ONU est devenue une coquille vide. Aujourd’hui, c’est la force brute, remise en scène par Vladimir Poutine, qui prime», commente Joseph Bahout, spécialiste du Moyen-Orient à la Fondation Carnegie à Washington, dans Le Figaro. «Que la communauté internationale n’existe plus est un constat ancien. Qu’il soit quasiment devenu « autorisé » d’enfreindre la loi internationale sans représailles, de ne plus se cacher pour massacrer, (…) est nouveau» s’alarme Nicolas Tenzer. «Le monde est entré dans une récession démocratique» pour le politologue Larry Diamond, cité par Robin Niblett. La Chine et la Russie, membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ont usé systématiquement de leur droit de veto pour empêcher la condamnation par l’ONU du régime syrien.
Autre signe inquiétant de désertion des instances internationales, «le retrait de la signature russe du Traité de Rome sur la Cour pénale internationale», ainsi que celles de plusieurs États africains. Que peut la Communauté internationale devant ce refus du droit international ? La CPI souffre comme l’ONU du manque «d’abnégation» de ses États membres les plus influents qui ont davantage semblé «protéger la sécurité de l’Occident et ses intérêts économiques» que le droit international et les Droits de l’Homme, indique Niblett. «Et plusieurs pays occidentaux ont condamné la Russie et le président syrien Bachar al-Assad d’avoir bombardé sans discernement les populations civiles en Syrie tout en soutenant au même moment la sanglante répression de l’Arabie Saoudite au Yémen» précise-t-il.
L’ASIE SE POSITIONNE, LE MOYEN-ORIENT SE REDESSINE
Pendant cette période d’incertitudes occidentales et onusiennes, la Russie et la Chine ont opéré un rapprochement économique et politique. Ces deux géants se sont en effet dotés d’institutions comme l’Union Économique Eurasiatique et l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui leur permettent, selon Niblett, d’échapper au modèle politique occidental et à ses ingérences en matière de respect des Droits de l’Homme, et d’établir un espace commercial indépendant. Au même moment, les traités commerciaux transatlantiques sont désavoués, et le président Trump, chantre de l’«America first», ne cache nullement son hostilité à la puissance commerciale chinoise, qui se sent incitée à consolider ses échanges asiatiques et eurasiatiques.
L’Iran, qui se libère progressivement des sanctions internationales depuis l’accord sur le nucléaire, entend bien faire sérieusement contrepoids à l’influence du grand rival saoudien en renforçant notamment sa marine. La République Islamique, en effet, «a annoncé en novembre dernier son intention de construire des bases navales en Syrie et au Yémen» indique Yoel Guzansky dans Foreign Affairs. Le Yémen se trouve sur «la route maritime stratégique du détroit de Bab el Mandeb, une des voies navigables les plus denses au monde». De plus, cet accès à la Mer Rouge tiendrait à distance le Royaume saoudien en permettant à l’Iran de soutenir plus facilement les rebelles chiites houthis au Yémen.
En Syrie, une base navale iranienne étendrait jusqu’en Méditerranée l’influence de la marine et «renforcerait la présence militaire iranienne près des côtes européennes» analyse Guzansky. Ainsi, l’Iran serait idéalement placé pour soutenir ses alliés chiites de la région, le Hezbollah, le Hamas et le régime de Bachar al-Assad. Cette stratégie syrienne de l’Iran le rendrait également moins dépendant de l’allié soudanais de plus en plus pris en main par l’Arabie Saoudite, qui a aussi implanté des bases navales à Djibouti et en Érythrée. Mais cet axe chiite Iran-Irak-Yémen-Liban-Syrie ravive le conflit entre les ennemis jurés chiites et sunnites qui, selon Joseph Bahout, «risque de s’amplifier dans la région» et amener à «une nouvelle phase de déstabilisation» pire que Daech.
«Le jeu international est devenu beaucoup plus diversifié et mouvant, notamment en raison de la multiplicité des acteurs et des sujets» analyse Hubert Védrine. Ce qui est sûr, c’est que les valeurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme sont loin d’être devenues le lot commun de l’humanité, beaucoup moins que l’économie de marché. Le libéralisme économique se marie finalement très bien avec des régimes autoritaires peu soucieux des Droits de l’Homme et des libertés individuelles. Et les excès de l’ultralibéralisme les ont également mis à mal en Occident. Ces valeurs universelles de liberté et de dignité des personnes, qui sont incontestablement issues de la civilisation chrétienne, ne s’imposent pas d’elles-mêmes aux autres civilisations, asiatiques et musulmanes notamment. Il est donc nécessaire de dessiner un autre monde, dont la valeur suprême ne soit pas le profit. Les plus pessimistes diront que c’est pourtant là le trait universel le plus commun à toute l’humanité. Mais en aucun cas l’Occident ne doit se résigner à voir se dissoudre son combat pour plus de justice et de paix, universelles. Tant que la terre durera, ce ne sera pas la fin de l’histoire. Seule la Parousie l’accomplira. En attendant, il est de notre responsabilité d’agir, personnellement et politiquement, pour un monde meilleur, avec de nouveaux moyens. L’Église catholique, qui est finalement l’institution la plus universelle et la plus unifiée de l’histoire, garde plus que jamais sa mission prophétique pour y parvenir.