4 idées pour faire de la stratégie autrement
4 petites ampoules qui font de leur mieux pour apporter de l'éclairage...

4 idées pour faire de la stratégie autrement

Après quelques mois à travailler à 100% sur des questions de redirection écologique d'entreprises, je vous partage quelques constats et convictions... qui sont largement ouverts à discussion !

1. Nous sommes à l'heure des effets boomerang

C’est acté, nos activités engendrent de grandes perturbations écologiques… Mais on commence seulement à se rendre compte à quel point, par un implacable effet boomerang, ces perturbations écologiques bouleversent à leur tour nos activités, nos organisations, nos entreprises, nos territoires.

Et donc, s'il est indispensable d'être plus vertueux, cela ne suffit plus. Parce qu’après tout :

  • Il y a des usines d’eau potable qui décarbonent leurs process… mais qui ferment par manque d’eau dans la nappe.
  • L’industrie aéronautique investit dans les biocarburants… mais les rendements agricoles se mettent à décliner sérieusement.
  • Certains projets de développement territorial sont éco-conçus… mais sont abandonnés car leur acceptabilité sociale n’est plus garantie
  • Les nouvelles dameuses des stations de ski sont électriques… mais la neige disparaît.

À l’instar des stations de ski de moyenne montage, chaque organisation a sa propre “neige”. Il s'agit aujourd'hui de faire de la stratégie dans un monde qui devient définitivement fluctuant, imprévisible, et qui impose de plus en plus ses limites.

Faire de la stratégie autrement, c’est commencer par intégrer des forces qu’on ignorait jusqu’alors dans la réflexion stratégique : des facteurs physiques, biologiques, énergétiques, climatiques et sociaux. Le genre de facteurs dont les effets ne sont pas vraiment négociables…

2. Avec les limites planétaires, on doit passer de la tactique à la stratégie

Ça fait 30 ans qu’on ne fait presque plus que de la tactique : une course de vitesse opportuniste sur un marché donné. On ne choisit plus ses batailles : on les mène toutes en parallèle, sans renoncer à rien. Mais de plus en plus, les limites planétaires remettent les organisations face à des choix vitaux, obligent à se réinventer un avenir, et à enfin choisir ses batailles.

Comme l'écrit Philippe Baumard* : « La stratégie est la capacité à définir une raison d'être - un but - qui garantit que ce qui est et ce qui sera se pérennise et se développe ». C'est le choix des finalités, pas des moyens ! Ça tombe bien, nos finalités, il faut les réinventer. La finalité unique de croissance pour toutes les entreprises, ça ne fonctionne plus ! Mais par quoi la remplacer ?

Bref, les bouleversements écologiques remettent l’art de la stratégie au coeur du métier de dirigeant. Et ça, c’est une bonne nouvelle !

Faire de la stratégie autrement, c’est donc passer moins de temps à optimiser les moyens, et plus de temps à définir de nouvelles finalités… tout en renonçant à d’autres.

3. La prospective ne sert à rien… sauf si elle est produite collectivement

La prospective au service de la décision stratégique consiste à imaginer dans quels futurs probables l’entreprise pourrait opérer. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, la prospective échoue à réellement influer la décision stratégique. La preuve ? Toutes les entreprises continuent sur la même trajectoire, alors que les scénarios prospectifs montrent toutes sortes de ruptures probables à venir. D’où vient cette incapacité de la prospective à dévier les trajectoires ?

Jane McGonigal, en tant que game designer, avait conçu dès 2010 un jeu pour explorer les effets sociaux et relationnels d’une pandémie mondiale. En 2020, quand on lui posait la question « Pourquoi le Covid était inimaginable ? », elle répondait : « Nous n’avions juste pas atteint la masse critique de personnes qui l’ont imaginé ».

Pour qu'un avenir vraiment différent apparaisse plausible, il faut que nous soyons suffisamment nombreux à en discuter et à le questionner. La prospective peut être transformatrice, mais seulement lorsqu'il s'agit d'une construction sociale, d'un processus collectif, qui fait émerger un nouveau récit commun et partagé.

Or aujourd’hui, la prospective est presque toujours secret-défense dans les organisations. Ça reste un truc d’initiés, d’affranchis, le privilège des gens qui pèsent.

Faire de la stratégie autrement, c’est aller à l’inverse du secret-défense : dé-classifier la prospective, en faire un exercice réellement collectif.

4. Le consensus stratégique est un piège mortel

La dépendance des organisations à une trajectoire stratégique unique est hyper dangereuse : elle accroit la vulnérabilité face aux chocs à venir. Que cette stratégie s’appelle l’avion vert, la voiture électrique, la rénovation thermique, le tourisme 4 saisons, ou autre… on reste dans une seule et unique logique : continuer à viser la même croissance, et souvent sur le même marché !

À l'origine de cette tendance se trouve, de mon point de vue, l'inconfort des dirigeants, et plus généralement des acteurs de l'entreprise, à maintenir une posture exploratoire dans le temps. Malheureusement, le réflexe est de passer très rapidement de l'exploration d'un ou plusieurs scénarios stratégiques, à l'exploitation d'un seul. Les visions alternatives ne sont au final que de petites rivières destinées à se jeter dans le fleuve de la vision prévalante, et donc à l'alimenter.

A l'opposé de ce biais se trouve une pratique à développer absolument : faire émerger et maintenir en vie plusieurs visions stratégiques contrastées pour l'entreprise. Produire, maintenir ouverts et investir sur des scénarios d'avenir qui peuvent (ou même doivent ?) être incompatibles entre eux, dans une même organisation, sur la durée. Dit autrement, il s’agit d’investir y compris sur des scénarios plausibles mais indésirables pour certains, et pas uniquement sur le seul scénario désirable de continuité. Et pour cela fournir le cadre diplomatique nécessaire au maintien de ces multiples explorations contrastées en parallèle.

Faire de la stratégie autrement, c’est alors aider des collectifs à faire vivre, via des actions expérimentales multiples, réversibles mais réelles, leur vision d'avenir pour l'organisation dont ils sont membres. C’est organiser une vraie cohabitation stratégique.

*Philippe Baumard, Le vide stratégique, CNRS Editions, 2012

Richard REMIGEREAU

Directeur Développement Friches industrielles et sites pollués chez Groupe Essor | Master en Ingénierie Juridique

1 ans

Article des plus instructif ! Merci !

Bonjour Jérôme Tougne, Merci pour cette analyse vraiment intéressante et passionnante... mais qui, du coup, génère pas mal de questions. En vrac, à vous lire (si j'ai bien compris), il n'est plus possible aujourd'hui de ne pas intégrer la composante écologique dans la stratégie. Mais est-ce vous allez jusqu'à penser qu'il ne peut y avoir de stratégie autre qu'écologique puisque, comme vous l'indiquez, on doit choisir ses combats ? Consécutivement, comment peut-on définir d'autres finalités qu'écologiques alors que ce "diktat" écologique s'impose à nous? Autrement dit, comment pouvons-nous concilier l'élaboration de nouvelles finalités avec le pragmatisme nécessaire que sous-tend votre analyse et qui pourrait nous orienter davantage vers l'adaptation des moyens?

Charles Henri Colonna

Founder and Director at Albus Conseil

1 ans

On dit souvent que la stratégie est la meilleure façon d'allouer sa ressource rare. Aujourd'hui, les ressources rares sont, pour tout le monde, les limites planétaires. Ne les traiter que par l'optimisation green, c'est comme ne traiter le problème des stations de ski sans neige que par la neige artificielle, cela ne peut pas être "durable" !

Jérôme Tougne : tellement bien écrit, pertinent et juste ! Je retiens particulièrement cette phrase : "On ne choisit plus ses batailles : on les mène toutes en parallèle, sans renoncer à rien". C'est très symptomatique de notre société et de nos comportements individuels.

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