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« Qu’est-ce qui a fait défaut aux syndicats pour obtenir le retrait de la réforme des retraites ? »

Tribune

Dominique Andolfatto est Professeur de science politique à l’Université de Bourgogne et coauteur, avec Dominique Labbé, d’« Anatomie du syndicalisme » (PUG, 2021).

Partant de l’échec du mouvement contre la réforme, le politiste Dominique Andolfatto s’interroge, dans une tribune au « Monde », sur la pertinence de la stratégie conduite par les syndicats, qui a conduit à privilégier les défilés à la grève.

 Pourquoi les syndicats n’ont-ils pas obtenu gain de cause lors de la réforme des retraites ? Est-ce un échec ? L’autocensure, qui prévaut aujourd’hui dans bien des secteurs, semble interdire une telle question. D’autant plus que l’exécutif a remporté une victoire à la Pyrrhus puisque, pour imposer son projet, il a dû recourir à tout l’arsenal du parlementarisme dit rationalisé que lui offre la Constitution. Mais qu’est-ce qui a fait défaut aux syndicats pour obtenir le retrait de la réforme ?

La stratégie de la rue, apparue comme une évidence, mérite d’être interrogée. Celle-ci n’a-t-elle pas conduit à penser que le recours à la grève pour des raisons sans doute plus culturelles qu’économiques est devenu aujourd’hui quasi impossible. Pourtant, c’est bien sur la grève que les mouvements du passé ont pris appui tandis que la stratégie de la rue a déjà été tenue en échec contre la précédente réforme des retraites, sous Sarkozy, en 2010, contre la loi El Khomri en 2016, contre les ordonnances Macron en 2017, contre la retraite à points en 2019-2020.

La stratégie de la rue, malgré des cortèges nombreux, sa récurrence, son caractère pacifique, n’a pas produit les effets escomptés. Avait-elle les défauts de ses qualités ? De fait, les « gilets jaunes », pourtant moins nombreux, mais plus inattendus, plus innovants dans leurs formes de protestation, plus visibles, plus réguliers et déterminés, ont obtenu des résultats. Si eux n’avaient pas promis de mettre la France à l’arrêt – et n’étaient pas obligés, dès lors, de tenir un tel engagement –, ils n’en étaient pas moins devenus obsédants pour le pouvoir.

Le privé largement absent

Le contexte peut expliquer aussi l’échec. Les syndicats ont surtout mobilisé leurs publics habituels : les fonctionnaires, les salariés d’entreprises mixtes, des retraités… Le secteur privé est resté très largement absent, même si les enquêtes d’opinion ont montré l’impopularité de la réforme. Autrement dit, par fatalisme, indifférence, compréhension voire consentement à la réforme, par éloignement volontaire ou pas de l’action collective, des pans entiers du salariat, des actifs, de la société sont restés spectateurs du mouvement.

 La réussite ou l’échec d’un mouvement social doit aussi beaucoup à l’attitude de l’adversaire, ici le gouvernement. Fort des leçons passées, celui-ci s’est armé de patience. Il a regardé passer les contestataires comme un monôme qui défile. Il a laissé faire des excès de la police, escomptant qu’un maintien de l’ordre à l’inverse de celui pratiqué dans les démocraties contemporaines exciterait les manifestants et décrédibiliserait le mouvement. (...)

Au fond, cela interroge sur la méthode de la réforme. Dans une démocratie, le pouvoir n’assène pas. Il discute. Non pas qu’il s’agisse d’instituer tout un dispositif de corps intermédiaires transformant la scène politique en un théâtre avec ses machines, comme au XVIIe siècle. Il importe simplement de se parler, de négocier avec les parties prenantes, de se donner des marges de manœuvre. Il faut aussi se demander pourquoi, en France, l’État et sa technocratie ont fini par préempter toutes les questions sociales.

Le fait de minorités

A la Libération, il avait été décidé que les caisses de sécurité sociale ne seraient pas administrées par l’État mais confiées aux intéressés, car un consensus existait sur les dangers de la bureaucratie étatique dans ce secteur, et l’étatisation semblait contradictoire avec le nouveau projet de démocratie à construire. Hélas, les régimes sociaux mais aussi la santé ont été progressivement confisqués par une élite administrative spécialisée qui dirige le système de manière tatillonne et autoritaire.

C’est enfin le syndicalisme « à la française » qu’il faut interroger. Il a réussi à convoquer dans la rue plusieurs centaines de milliers de personnes à douze reprises et même plus d’un million à quatre reprises, pour s’en tenir aux chiffres les plus sévères. L’ampleur des manifestations a été suivie bien au-delà de nos frontières, la France renouant avec des luttes, qui l’ont souvent personnifiée, après trois ans de docilité imposée par l’état d’urgence sanitaire. (...)

Certes, les mouvements sociaux sont souvent le fait de minorités. Encore faut-il qu’ils constituent un miroir qui ne soit pas trop déformé de la société dont ils entendent porter les revendications. Concernant la question des retraites, qui affecte toute la population, la plus grande diversité et le fait de « faire nombre » étaient nécessaires pour légitimer le mouvement et lui donner la plus grande force. Mais il était difficile de le décréter pour les états-majors syndicaux. Un tel résultat ne peut être que la conséquence d’un maillage étroit du monde du travail, de réseaux préexistants à activer. (...)

Une succession de paris

Or, depuis une quarantaine d’années, le taux de syndicalisation des salariés a chuté, le taux d’implantation des syndicats dans les entreprises – décisif pour la rencontre entre salariés et syndicats – ne cesse également de reculer et, en profondeur, le syndicalisme s’est transformé, professionnalisé, spécialisé.

Lors de son dernier congrès, en 2022, la CFDT déplorait dans une enquête interne que les adhérents de base, sans aucun mandat, soient de moins en moins nombreux et aient de plus en plus de difficultés à trouver leur place dans l’organisation. Celle-ci est devenue l’affaire des mandataires, s’appuyant de moins en moins sur un vivier d’adhérents de base, qui ont longtemps composé un « syndicalisme vivant » et le socle de la démocratie syndicale.

Cette évolution rend manifestement aléatoire le fait de « faire nombre » dans la rue mais aussi de faire grève. Ainsi, l’action collective se réduit à une succession de paris. Bien sûr, on objectera que le coût de l’action collective ne serait plus supportable pour les salariés, surtout en période d’inflation et de réduction du pouvoir d’achat, mais pourquoi, sauf exceptions, les syndicats n’ont-ils pas réussi à mettre en place des caisses de grève fonctionnelles, remplaçant les pratiques amateurs qui perdurent et confinent à la charité ?

Diverses causes se conjuguent pour interpréter l’évolution de la crise sociale. Si le résultat n’est pas celui souhaité par les syndicats, ceux-ci ont néanmoins réussi à surmonter leurs divisions habituelles, que l’opinion du XXIe siècle ne comprend plus. Ils ont rencontré de nouveaux soutiens. Leur image s’est partiellement redressée. Mais quid de nouveaux liens syndicaux à tisser dans les entreprises et les administrations, de stratégies innovantes n’ignorant pas des actions antérieures qui ont réussi, de marges pour négocier et participer à l’action publique ?

Dominique Andolfatto est le coauteur, avec Dominique Labbé, d’« Anatomie du syndicalisme » (PUG, 2021) et Professeur de science politique à l’Université de Bourgogne

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