Allons-nous vers une mutation sociale de notre civilisation ?
Un virus ultra infectieux et contagieux s’est mis à tuer à grande échelle et à provoquer un immense désordre mondial nécessitant une intervention urgente et efficiente des états pour les décisions politiques et des services de santé pour soigner et tenter de stopper le ravage pandémique. Le monde n’était pas prêt à vivre cette déflagration mortifère surtout au niveau de la production des ressources indispensables au traitement des malades.
Le monde s’est arrêté, mais le cœur des hommes à continuer à battre. Chaque gouvernement a travaillé en concertation avec ses instances médicales pour aboutir à la fermeture des frontières puis au confinement.
Mesures qui sont arrivées malheureusement tardivement en raison de biais cognitifs bien connus (excès de confiance, raisonnement fondé sur des croyances acquises, prise de conscience lente en raison des données non significatives fournies par les sondages, erreur de focalisation, différences culturelles, ça peut arriver aux autres pas à nous…) ayant entraîné une sous-évaluation des risques.
De même fort des progrès technologiques, des avancées de la science, de l’information, de l’augmentation de l’espérance de vie, du pouvoir et du sentiment de puissance y étant corrélé, les états se sont reposés sur leurs acquis en matière de gestion de crise et sur une sorte de fantasme d’invincibilité s’appuyant lui-même sur une croyance disproportionnée en la souveraine science. Rappelons cependant que c’est grâce à elle, notamment aux prédictions alarmistes des médecins et des épidémiologistes que les gouvernements ont décidé de prendre au sérieux ce virus son risque potentiel de mortalité et de ne plus le considérer comme une simple grippe.
Auraient-ils pu prévoir cette catastrophe bien qu’y ait jamais eu de précédent de la sorte ?
Les dirigeants de ce monde ne cesse de répéter que non sous le prétexte léger du caractère invisible de cet ennemi comme certains se plaisent à l’appeler. Je m’élève fermement contre cette erreur. La nature est par essence imprévisible mais cette caractéristique n’empêche ni l’anticipation ni la mobilisation préventive. Notre droit à l’erreur est normal et justifié mais lorsque l’histoire a déjà été gravement marquée par des épidémies que cela soit dans notre pays ou dans d’autres (parmi les plus récentes, la grippe asiatique en 1957/58, la grippe de Honk kong de 68 à 70, les deux ayant entrainé plus d’un million de morts, le Sida en 81, 32 millions de morts, le Sras en 2002/03, la grippe aviaire en 2003/04, la grippe H1N1 en 2009/10, l’Ebola en 2013/16) comment ne pas s’interroger sur l’irresponsabilité affligeante de ces gouvernants que l’on a élu et qui semble d’une part ne pas tirer suffisamment de leçons de l’expérience y compris de celle d’autres pays, d’autre part de ne pas mettre les priorités où il faut. Comment alors continuer à faire pleinement confiance à ces dirigeants qui privilégient l’éthique capitaliste à l’éthique humaine. Si la mondialisation, pur produit d’un hypercapitalisme peu régulé a ouvert les marchés de la planète permettant des échanges commerciaux à grande échelle et un nomadisme individuel et collectif, elle a négligé la protection des citoyens du monde, ce qui aurait dû être la mission prioritaire de chaque état. Ce qui somme toute a cruellement fait défaut, c’est l’insuffisance de coopération et de solidarité internationale. Si aujourd’hui il y a urgence à rétablir un nouvel ordre mondial (social, sanitaire, économique, écologique et politique), celui-ci ne pourra se réaliser que si une profonde prise de conscience suivi d’actes concrets s’établit.
Mais qu’est-ce qu’une vraie prise de conscience ?
Elle n’est pas simplement l’assomption d’une nouvelle perception des choses.
Elle n’est pas simplement une autre lecture de l’état des choses due à un autre niveau de compréhension, lui-même consécutif à des réflexions plus abouties.
Elle n’est pas simplement le fait d’avoir réalisé quelque chose suite à une idée ou une action bonne ou mauvaise.
La prise de conscience est tout cela à la fois mais plus encore un insight comme disent les anglais, une vue intérieure, une chose qui se révèle et s’impose à soi comme une vérité, fruit d’interrogations répétées ou unique qui conduisent souvent à un changement.
Ainsi on peut faire le constat que beaucoup de choses ne vont pas et qu’il serait bon de les modifier comme le salaire des soignants, des enseignants, la situation des familles vulnérables, pauvres, l’accompagnement des personnes âgées en situation de solitude, l’éducation scolaire des enfants, le système de santé, sans oublier le niveau de pollution et l’écologie dans son ensemble… sans pour autant apporter les transformations indispensables pour que s’opère une inversion de la flèche évolutive des pensées et des actions des hommes et adviennent des changements durables. Mon point n’est cependant pas là.
La crise sanitaire et économique n’a pas touché tout le monde de la même façon. Les plus affectés auront à trouver leur propre résilience en espérant que ce processus leur soit facilité par des appuis extérieurs.
Cette assignation à résidence, mesure d’exception trop abusivement interprétée comme un excès de pouvoir politique et médical, a d’un point de vue strictement social été un révélateur de tendances inédites telle que l’utilisation exponentielle des réseaux sociaux numériques, ainsi qu’un catalyseur de comportements malheureusement préexistant au contexte confinement, telles la violence conjugale ou la maltraitance d’enfants.
Je ne discuterai que le premier point car à mon sens ce que met en évidence ce recours massif aux applications digitales (house party, zoom, WhatsApp, Face Time, Skype…) ainsi que cette abondance de transmissions d’informations de toute sorte en continue toujours via l’outil internet, est paradoxalement un appel au lien social.
Ce recours effréné à des outils de communication dit bien que sans lien social, la vie serait intenable, elle n’aurait même pas lieu d’être. Le lien social est ce qui détermine l’humain. Ce que l’on remarque clairement est que si cette contrainte du « rester chez soi » a entrainé une privation des lieux nourrissant le tissage social (activité professionnelle, cinémas, théâtres, restaurants, jardins…), elle a boosté cette indispensable nécessité de pallier le manque de contact et pour certains un vide relationnel. Échanger, se voir, donner à voir, s’entendre, partager, se regrouper mais surtout parler ont permis à ce tissu social de se maintenir sans trop pâtir des restrictions imposées. Tout cela sans contiguïté ou rapprochement physique. Cette dynamique de rassemblement extraordinaire démontre bien que le langage est premier et qu’il est le fondement du lien social. Mais alors doit-on penser que l’homme pourrait se passer de relations physiques et laisser le champs libre à une sorte de téléologie de comportements générée par une utilisation de plus en plus extensive du digital. Dit autrement, doit s’attendre et craindre peut-être une domination progressive du virtuel sur le réel ?
Qu’est-ce qui justifierait un tel passage ?
Une des caractéristiques essentielles de l’humain est sa capacité d’adaptation. En effet il est capable de changer ses habitudes selon les contextes et les conditions de vie dans lesquels il se trouve et ainsi faire des choix et apprendre ce qui lui est le plus favorable.
Que remarque-t-on des effets avantageux de cette limitation sociale relationnelle spatiale et temporelle ?
-Le télétravail par exemple diminue naturellement le niveau de pression et de stress car on est moins soumis aux regards et aux dires de ses collaborateurs et ou de ses supérieurs. On peut organiser ses pauses un peu plus librement. On peut être tout aussi efficace que sur son lieu de travail classique. Le temps consacré au transport est annulé. Il y a par conséquent un gain d’énergie, une moindre fatigue.
- Le culturel est à disposition : Les visites virtuelles de musées, les concerts live en ligne, les nouveautés cinématographiques, les commandes culinaires de grands restaurants, l’enseignement…
-Les téléconsultations médicales sont facilement accessibles et plus largement fréquentées.
-Les réunions familiales et amicales avec trinqueries abondent dans le plaisir. Des partages de tous genres foisonnent dans une créativité renouvelée.
Il n’a pas fallu attendre cette grave crise et la contrainte de confinement pour voir ces pratiques apparaître. Cette dernière n’a fait que les amplifier et par la même confirmer cette nette tendance (moins patente chez les jeunes) à consommer un prêt à l’emploi chez soi qui se résume au choix de moins se déplacer vers l’extérieur puisque qu’on peut tout avoir facilement à domicile.
Cette mutation sociale a donc bel et bien commencé mais elle me semble différente bien qu’elle en fasse partie, de ce que ces prédécesseurs tels Facebook ou Instagram ont largement développé au travers de leurs réseaux de communication fréquentés par une toile humaine ultraconnectée. À l’intérieur de cette matrice avide de liens, tout se voit, tout ce dit tout se sait. Il n’y a plus de limites, plus d’interdits, plus d’intimité. Le « Je » ou l’individuel se noie dans un collectif partiellement illusoire qui s’exprime et se perd dans un « on » impersonnel au détriment d’un nous. Il est bien difficile de voir dans ce « on » une cause unificatrice à défendre. La perversité de cet engouement/engagement démesuré réside en ce qu’il fait croire que tout est possible, que tout est vérité, (un petit émoticon cœur suffit par ex chez certains à se penser ami avec celui ou celle qui l’a émis) dans un univers où règne en maître la positivité. Si je poursuis cette rapide réflexion sur ce qu’offre Instagram, on s’aperçoit très vite de la folie communicative, de la pléthore d’informations allant dans tous les sens, de l’envahissement médiatique, tous guidés par une course à la visibilité et à la quantification de followers (suiveurs, abonnés). La complexité prend la place de la simplicité. Il n’est pas aisé de trouver ce qu’on cherche même pour des milléniums. La futilité détrône l’authentique. Pour quelle raison vouloir tant être vu si ce n’est pour nourrir toujours plus un lien social paradoxalement affaibli par du superflu, de l’artifice et de l’avide.
La mutation sociale que j’évoque semble amorcer une marche inverse qui va dans le sens d’un possible retour à plus d’humanité, de convivialité, de solidarité, de sensibilité, d’empathie, de nourritures affectives et de simplicité. Ce temps d’arrêt dans une course folle et éreintante a certainement montré à beaucoup d’entre nous, qu’il était non seulement possible mais urgent de repenser l’organisation de nos vies, d’accorder une place plus juste et revalorisée à nos relations aux autres, enfin de se défaire de ce qui maltraite notre développement.
Bien que l’on puisse s’attendre dès la sortie de confinement à ce qu’un grand nombre de personnes reprennent à l’identique leurs bonnes vieilles habitudes et qui pour rien au monde n’abandonneraient l’inestimable promiscuité physique, d’autres tenteront de préserver les bienfaits de ce rapprochement social en privilégiant le recours aux outils technologiques digitaux tout en se maintenant dans un cocon familier volontaire.
Le risque bien réel selon moi de voir dans le futur s’amenuir progressivement les relations physiques entre humains est à prendre sérieusement en compte dans la gestion de notre civilisation c’est-à-dire la façon dont nous la pensons, la désirons et la manœuvrons pour notre bien-être et celui de nos descendants. Cette anticipation se fonde principalement sur la prévision d’une poussée inévitable encore plus frénétique de l’univers algorithmique qui gouverne les objets technologiques répondant de plus en plus aux attentes des hommes (toujours plus de confort, de plaisirs immédiats, de services rendus, de satisfactions illimitées…). La question qui s’impose est la suivante :
Comment serait-il possible de se passer de ce qui nous constitue, de ce qui est inscrit probablement génétiquement en nous, à savoir le contact charnel, la communication sensorielle ?
Dès l’aube de notre histoire d’humain, nous avons pour la plupart d’entre nous été accueilli par la voix et le regard de nos géniteurs mais aussi par le toucher, la caresse, les baisers. Nous avons grandi avec ces manifestations de tendresse et nous les avons recherchées et réclamées. D’avoir été aimé et baigné dans une sensorialité plurielle a participé à faire naître le désir de l’autre qui bien qu’il ait sa part de fantasmes est éminemment un désir de corps.
L’amitié n’est pas en reste. Il n’est pas rare que les amis(es) s’embrassent, s’enlacent, se congratulent en s’étreignant…
La relation physique passe d’abord par la présence. Lorsque deux êtres se trouvent dans un même espace physique, qu’ils soient côte à côte ou à une certaine distance l’un de l’autre, nos sens s’éveillent. Les corps se manifestent, s’explorent, se jaugent. Les corps parlent, transmettent des signaux qui sont interprétés mais aussi du sens.
Combien de patients disent à leurs médecins ou leurs psychothérapeute que les consultations par télétransmission ce n’est pas pareil. Entendre une voix au téléphone et/ou voir en image son interlocuteur donnent bien sûr des informations mais en éliminent d’autres que je résumerai volontiers par le terme d’épaisseur. Cette troisième dimension ne peut nous être donnée que par la présence physique. « Je peux le voir en chair et en os » expression populaire qui parle d’elle-même. C’est de manifestations concrètes, palpables vivantes dont les gens ont besoin. Partager avec un ami par exemple, sueur et palpitations après un effort, rires de joie dans une complicité vécue, émotions variées après avoir vu un film, plaisirs échangés après un bon plat… n’est pas remplaçable.
Alors pourrait-on facilement me rétorquer, on s’habitue à tout ! Oui peut-être mais à un moment ou à un autre le vivant finit par revendiquer ses droits.
Si nous nous acheminons bien vers une mutation sociale de nos habitudes et pratiques, restons vigilants afin de ne jamais perdre notre humanité.
Fin.