Comment j'ai fait face à mon propre virus. Ancrer les pieds, le coeur et la tête sur sa terre d'accueil
J'ai enfin remis les pieds, le coeur et la tête sur ma terre d'accueil. Je suis de retour à Montréal après plusieurs années à l'extérieur pour le suivi de ma santé. Très peu savent que j'ai une polyarthrite. Encore moins savent que cela signifie que je me fais opérer régulièrement. Mes dernières statistiques révèlent 5 opérations l'une après l'autre, et d'innombrables séances de rééducation, injections, traitements, pansements et mauvaises nouvelles. Lorsque j'ai quitté Montréal, je l'ai fait "comme d'habitude", en continuant à travailler pendant mes périodes opératoires. Et puis cette fois-ci, après quelques mois en activité... peut-être même 1 an, mon corps et mon esprit ont refusé de coopérer. Impossible de continuer. Impossible de gérer les urgences qui s'accumulaient, les finances qu'il fallait toujours équilibrer, les projets encore à mener, et même les personnes avec lesquelles je collaborais.
Il faut dire que j'avais quitté Montréal le coeur gros. En plein chagrin d'amour avec le milieu professionnel qui m'avait vu grandir : l'innovation sociale. Si j'en crois mon expérience, le chagrin d'amour d'une idéaliste est peut-être le pire. C'est celui d'une enfant chuchotant, les sanglots pris dans la gorge : "Mais moi, tout ce que je souhaitais, c'était être heureuse, et que les gens autour de moi, dans mon équipe, le soient aussi". J'avais platement failli à ma mission. Cela a été très dur de comprendre que je n'avais pas réussi à être la personne que je souhaitais être pour mon équipe. Je remercie celles et ceux qui ont été à mes côtés face à cette triste évidence.
Si aujourd'hui je peux observer l'évidence avec presque une pointe d'humour, à l'époque, je n'avais pas le recul que seul le temps sait nous offrir. J'ai regardé autour de moi. J'ai scruté. Je cherchais désespérément à me raccrocher à un idéal. Les désillusions ont été incisives, elles ont coupé dans ma chair. J'ai vu des entrepreneurs sociaux épuisés ; des querelles d'héritage comme dans toutes les familles, entre l'économie sociale, la grande soeur, et l'entrepreneuriat social, le petit frère dont on rejette parfois la légitimité ; j'ai vu des leaders que j'admirais être finalement des humains faillibles comme tout le monde, et certains peut-être moins recommandables, peu humains dans leur management, se défoulant sur leur équipe, s'appuyant sans s'en rendre compte sur le prestige de leur position pour rassurer leur mal-être intérieur, et plusieurs qui étaient loin d'être coopératifs, ce mot pourtant érigé comme sacro-saint. Mais surtout j'ai vu beaucoup, je l'ai dit, beaucoup d'humains tout simplement à bout de souffle. À bout d'eux-mêmes, presque désincarnés, les yeux vides. Si vous aviez vu ces yeux vides. Je veux que vous sachiez que ces yeux vides m'ont hantée. J'ai ressenti l'effroi en croisant ces pupilles, la peur qu'elles me contaminent comme un virus invisible que l'on combattrait sans savoir comment. Faire face à cette portion de la réalité a été bouleversant.
Alors je ne voyais plus de sens. Quelle est ma place finalement dans tout ça ? Pourquoi même suis-je en train de faire tout ça ? Parce que... ? Parce que je crois à une autre humanité, la nôtre exactement telle qu'elle est, pleine de failles et de contradictions, mais renouvelée aussi, épanouie, Belle, Vraie, Juste, en accord avec sa nature intérieure et la Nature extérieure.
Mais je suis partie le coeur brisé au moment même où j'allais réparer mon corps qui l'était tout autant. Et c'est justement lui, après quelques mois, qui a refusé de continuer. Désormais, tout lui apparaissait comme une mascarade. J'ai lutté contre lui alors que je devais être son alliée pour qu'il guérisse vite, qu'il guérisse bien. Même un enfant sait que l'on ne se bat pas contre son corps pendant qu'il subit les assauts incessants des chirurgiens. Alors j'ai cédé à ses "caprices". C'est ainsi que je les considérais à cette époque, car je ne connaissais pas sa sagesse. Je m'en suis voulue, énormément voulue. Et pendant des mois à ressasser ma capitulation, j'ai senti que le virus avait fait son chemin en moi. J'éprouvais le vide, le froid, et parfois l'hostilité face à ce milieu d'innovation sociale que j'aimais tant. Je suis sûre qu'on l'aurait vu dans mes yeux et cela me rendait triste. J'ai continué mes opérations, j'ai continué mes traitements, j'ai continué mes rééducations, mais j'étais malade d'avoir été envenimée.
Et puis un jour, entre deux perfusions anti-douleurs, une petite voix m'a soufflé : Et maintenant? Et maintenant dis-moi Laurence? Qu'est-ce qui remplit ton coeur vide? Qu'est-ce qui réchauffe ton corps froid? Qu'est-ce qui ramène du sens et de la joie face à l'hostilité aliénante de ton mental?
Les années opératoires peuvent être considérées comme difficiles. Elles l'étaient. Peut-être même bien plus que cela.
Mais cette petite voix m'a offert le cadeau impossible de transformer les saisons arides en une succession de printemps épanouissants. Épanouissants, parce que j'ai pu ressentir vibrer l'amour et l'accompagnement de ma famille et de mes proches. Épanouissants également, parce que l'humaine en moi a eu des réponses qui faisaient enfin sens, a compris qu'elle n'était pas une entrepreneure gestionnaire, mais une entrepreneure créative, plus précisément même, une artisane créative utopiste et redondante, rêvant à un monde meilleur. L'humaine en moi a compris à quel point elle aimait apprendre, être nourrie de savoirs riches et divers et d'initiatives inspirantes, et se connecter à d'autres humains, pour remettre du coeur dans le chaos. Et lorsqu'elle en avait l'opportunité, l'humaine en moi aimait par dessus tout apporter à d'autres tout ce qu'elle avait appris sur son chemin, ses outils, son expertise, son art. Car enfin, donc : créer, créer, créer. Pendant ces années opératoires, j'ai écrit des textes, j'ai écrit des chansons, j'ai raconté mon parcours à traverser les nombreux hivers de maladie, mon histoire dans un corps douloureux, juste pour moi, juste pour mon coeur. Et j'ai chanté, chanté, chanté. Ça a exsudé ma peine, ça a exprimé mes souffrances, ça a apaisé ma rage. Chanter me guérit. Et il se passe alors quelque chose d'insensé, d'incroyable, d'immatériel, de mystérieux même. La (ma) nature profonde reprend son équilibre. Coeur, mental et corps sont réalignés. Ils s'ancrent ensemble sur leur terre d'accueil comme un aimant à sa force magnétique.
Aujourd'hui, en ces temps difficiles, incertains, et même effrayants, en ces temps où un virus invisible et déterminé nous rappelle à la nature première de notre corps, à sa vulnérabilité, à son impuissance, à sa finitude face à un monde qui paraît hostile et glacial, je ressens aussi en moi et tout autour de moi, la chaleur, la force régénérative, la petite voix (voie) intérieure des idéaux qui nourrit chaque citoyen.ne, chaque entrepreneur.e. social.e, chaque artiste, chaque humain.e rêvant à un monde meilleur.
Et si j'écris ces mots extrêmement personnels, c'est parce que c'est une lettre d'amour que je compose, syllabe par syllabe, note par note. Je déclare ma flamme, comme le printemps qui vient malgré tout, aux artistes, aux entrepreneurs sociaux, aux citoyen.ne.s et aux humain.e.s qui créent un monde à leur image. Enfin, dans ces quelques lignes, se cache une invitation au sommet, trompettes au vent et tambours battants, pour vous conjurer de continuer à écouter votre petite voix intérieure si subtile, si tranquille, si délicate.
Et maintenant ? Et maintenant, dis-moi ? Qu'est-ce qui remplit ton coeur lorsqu'il est vide ? Qu'est-ce qui réchauffe ton corps lorsqu'il a froid ? Qu'est-ce qui ramène du sens et de la joie lorsque ton mental est hostile ?
Cette voix m'a appris que c'est elle, elle seule, qui vous guidera, quelque soit l'adversité des saisons extérieures. À retrouver le chemin. À remettre enfin les pieds, le coeur et la tête sur votre terre d'accueil. Écoutez la.
Prenez soin de vous et des un.e.s les autres.
Laurence Eleni Bakayoko
j'accompagne les professionnels à communiquer avec confiance et impact pour transformer chaque interaction en opportunité de réussite.
4 ansTrès beau témoignage Laurence !
Conseillère en innovation sociale et transfert de connaissances
4 ansMerci de dire tout haut ce que d’autres disent tout bas. Merci d’être ce porte voix de nos âmes en quête d’idéaux. Merci d’être toi entière et vraie. Chère sœur, que le souffle de la terre t’accompagne!
Créatrice de solutions en développement organisationnel chez Travail indépendant/Disponible pour contrat
4 ansHeureuse de te savoir de retour à Montréal. Magnifique plume Laurence!
Gestionnaire des opérations
4 ansLaurence, Merci pour ton témoignage d'espoir. Il y a une lumière au bout du tunnel et de belles rencontres au-delà du confinement.
Président, consultant sénior chez Groupe conseil Sansregret
4 ansBienvenue au Québec, Laurence. Ton émouvant témoignage me touche. Bon courage et merci pour les services rendus