La saison des souffreteux est ouverte
Chère lectrice, cher lecteur,
C’est officiel : la saison des souffreteux est ouverte ! Ni vraiment mal portants, ni débordants d’énergie, ce sont vos collègues les plus misérables. Je parle en connaissance de cause, puisqu’entre novembre et mi-avril, je traîne au choix un fond de grippette, une fatigue, une petite crève, ou encore un rhume mesquin qui a le chic de me pomper mon énergie sans m’accorder le luxe d’un bon 39 °C de fièvre. Car au travail, le souffreteux pâtit par dessus tout d’un manque de visibilité, parfois teinté de culpabilisation – mais tu fais du sport ? Tu manges des légumineuses ? D’ailleurs, ce n’est pas lui qui fait exploser le nombre d’arrêts maladie, dont la hausse inquiète le gouvernement : même lorsqu’il prend ses symptômes assez au sérieux pour aller chez le médecin, le résultat est en général décevant. Au mieux, une cure de magnésium qui va encore moisir au fond d’un placard.
Au printemps dernier, voyant mon état persister, j’ai tenté le tout pour le tout : consultation, prise de sang et bilan hormonal, dans une vaine tentative de basculer du camp des vulgaires enrhumés à celui des nobles anémiques. Dans la salle d’attente, je repensais à cette anecdote que raconte l’essayiste Marina van Zuylen dans la préface de son Éloge des vertus minuscules (Flammarion, 2023) : en sortant du cabinet d’un neurologue qui vient de lui annoncer (à tort) qu’il lui manque une partie de son cerveau, elle se sent étrangement soulagée. « J’étais désormais la femme au demi-cerveau qui avait héroïquement surmonté son handicap. Et tout ce que j’avais accompli jusqu’à présent n’était assurément pas si mal. » Derrière l’humour noir de la situation, l’espoir trop humain d’avoir droit aux lauriers et à la paix. Sans surprise, mes tests se sont avérés résolument normaux.
Il faut dire qu’outre la validation sociale qu’il permet, un diagnostic a toujours quelque chose de libérateur. « Me voilà tuberculeux », écrit théâtralement Jean-Paul Sartre dans ses Cahiers pour une morale (1983). En même temps que la maladie est nommée, elle prend les traits du destin : « Ici apparaît la malédiction. » Et quel soulagement ! « Je suis déchargé de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter. C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. » En bon existentialiste, ce moment de complaisance ne dure pas : une fois qu’on lui a donné le nom de sa maladie, il l’accepte comme un ordre de mission et la considère comme rien de moins qu’une « condition à l’intérieur de laquelle l’homme est à nouveau libre et sans excuses ».
“Dans la maladie, les faux-semblants cessent” –Virginia Woolf
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Mais le propre des maladies inoffensives, c’est précisément qu’elles restent en-deçà du diagnostic. Le souffreteux n’a pas, comme le tuberculeux sartrien, le luxe de voir son mal nommé – et par là, objectivé par autrui. Comme l’écrit le philosophe : « la situation nouvelle [i.e. la maladie] quoique venue du dehors doit être vécue c’est-à-dire assumée dans un dépassement ». C’est parce qu’elle s’impose de l’extérieur comme une évidence que la maladie peut être regardée en face, et qu’on peut se positionner par rapport à elle sans se confondre directement avec elle. Le souffreteux reste en tête-à-tête avec la fragilité de son propre corps : réveils comateux, fatigue et migraines, parce qu’ils sont inqualifiables en « vraies » maladies, ne franchissent jamais la limite de son appréciation subjective.
Privé de la reconnaissance d’autrui, le malheureux prisonnier de ses maux sans drame rate aussi l’un des autres délices de la maladie : la subversion antiproductiviste. Virginia Woolf, dans un court essai, définissait ainsi la maladie comme une épreuve de dévoilement : « Considérez combien la maladie est commune, combien elle apporte de changements spirituels […]. Dans la maladie, les faux-semblants cessent. Enfoncés dans notre lit ou dans les coussins d’une chaise, […] nous cessons d’être des soldats dans l’armée des bien-portants » (Sur le fait d’être malade, 1930). Enfermé dans sa perception subjective, sous les radars de l’Assurance maladie, le souffreteux est bien obligé d’aller travailler ! Véritable zombie coincé entre deux régimes de réalité, il continue de faire acte de présence dans le monde des « faux-semblants » décrit par Woolf, déserté par les malades, sans avoir pour autant l’énergie des bien-portants. À tous mes camarades souffreteux, ne désespérez pas : vous aussi, un jour, vous serez vraiment officiellement malades !
Les entreprises à mission se multiplient comme des lapins. Mais comment définit-on ce qui constitue une bonne mission pour une boîte ? Leur mission à eux est simple : prier. Pourtant, les moines aussi peuvent être en proie au burn-out… ils pourraient même l’avoir inventé ! Les derniers protagonistes de notre newsletter, eux, ne risquent pas l’overdose de travail. Pour les travailleurs plus ou moins assidus de la Toussaint, nous avons préparé quelques extraits de roman mettant en scène de célèbres paresseux !
Bonne lecture et bon repos,
Apolline Guillot