Apocalypse cognitive, Gérald Bronner

Apocalypse cognitive, Gérald Bronner

L’invasion du numérique dans notre vie s’accompagne du cambriolage du « plus précieux de tous les trésors » : notre temps de cerveau. C’est ce qu’explique avec brio le sociologue français Gérald Bronner dans Apocalypse cognitive, dont je vous recommande grandement la lecture.

En offrant à chacun la capacité pour intervenir sur le marché public des idées (« nous sommes tous devenus des micro-médias »), la dérégulation massive sur le marché cognitif a abouti à un détournement massif de notre trésor attentionnel (voir également sur ce sujet Bruno Patino et La civilisation de Poisson Rouge ). La fluidification entre l’offre et la demande des informations favorise en effet les activités de de plaisir à court terme, qui agissent « comme du sucre pour notre cerveau » jusqu’à les rendre mortifères.

Cette dérégulation est également révélatrice des grands invariants de notre espèce : appétence pour la sexualité, goût pour la conflictualité, curiosité addictive, éditorialisation du monde par la peur, recherche de visibilité. Devant le visage grimaçant de nous-mêmes renvoyé par le miroir du monde numérique, l’Apocalypse cognitive est ainsi une révélation, qui nous oblige à nous scruter tel que nous sommes « en prenant le risque d’être pétrifiés, comme par le regard de la Gorgone Méduse ».

Ces reflets peuvent dès lors être interprétés différemment, en nous empêchant bien souvent de penser l’homme tel que révélé par le marché cognitif. Gérald Bronner dénonce les mythes que nous édifions en ce qu’ils nous aveuglent et « enserrent les possibilités d’intelligibilité du monde » (sur les erreurs de narration, voire Taleb et Le Cygne Noir).

  • La première erreur narrative est celle de l’homme dénaturé, qui considère que nous sommes « des êtres hétéronomes ballottés par les intentions malveillantes d’un mystérieux système de domination ». Cette théorie part du principe que la caricature révélée par notre avatar numérique est « parfaitement artéfactuelle », c’est-à-dire créé par le contexte social du capitalisme numérique. Elle nie donc les addictions potentielles de notre esprit et offre la douce satisfaction de s’épargner l’introspection en se considérant comme une victime.
  • La seconde construction imaginaire est celle du néo-populisme qui affirme au contraire que notre spontanéité cognitive doit être sanctifiée et érigée en une forme de légitimité politique. Le « bon sens » devient alors une facilité rhétorique qui permet de fermer le débat face au cynisme présumé des experts. Toute croyance se trouve contaminée par le désir : « dans le doute, crois que tu souhaites vrai ! ».
  • Bronner évoque enfin sans la développer une troisième interprétation reposant sur la misanthropie qui « admet que toutes ces révélations sur le invariants mentaux de l’espèce sont bien réels » mais qui interdit de dépasser l’horizon d’une médiocrité mortifère et la haine du genre humain.

Aucune de ces constructions n’est satisfaisante pour penser notre destin : « nier l’existence de ces addictions potentielles de notre esprit est aussi vain que d’affirmer qu’elles représentent le tout de ce que nous sommes ».

Au contraire, Gérald Bronner nous invite à constituer « une autre forme de narration de notre histoire que nous pourrons regarder sans crainte de la tête effroyable de Méduse ». Cela implique d’accepter les enseignements d’une anthropologie non naïve, sans faux espoirs ni fatalisme. Cela implique également de s’extraire des cycles addictifs de « friandises cognitives » qui entravent notre développement.

« C’est parce que [notre temps de cerveau est une ressource finie] qu’il faut en faire un usage raisonnable et considérer le cambriolage attentionnel comme un fait politique. (…). Il est essentiel de préserver dans notre vie mentale des moments de lenteur et d’ennui. Notre créativité, qui constitue le domaine cognitif où nous surpassons non seulement toutes les autres espèces mais encore les intelligences artificielles, a besoin de pouvoir régulièrement s’extraire des cycles addictifs de plaisirs immédiats. C’est à partir cette créativité que l’humanité a fait émerger ses belles œuvres, dans le domaine artistique, technologique ou scientifique. Toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l’humanité ».

Face à ces défis, qui nous concernent tous plus ou moins, nous devons être capables de penser notre destin avec une plus grande profondeur temporelle tout en conciliant nos intérêts matériels et symboliques. Cela passe par l’arbitrage permanent entre nos heuristiques intuitives (où se logent nos biais) et les stratégies logiques (plus couteuses en énergie). On retrouve ici la notion de vicariance dans les circuits de l’intelligence, qu’Olivier Houdé définit comme « une capacité d’adaptation via l’attention et l’inhibition » (dans L'intelligence Humaine n'est pas un algorithme).

Au travers de ce livre passionnant, c’est précisément le chemin analytique que nous invite à prendre Gérald Bronner. Y parviendrons-nous?

Gaël Trehin

Chef du Pôle Defense mobilité "Ile de France et Outre mer- chef de la Mission Reconversion des Officiers"

3 ans

Une fois de plus, un post très inspirant ! Merci david ! Du coup, en cours de lecture 😀

Frédéric Barbaresco

THALES "SENSING" Segment Leader of Key Technology Domain PCC (Processing, Control & Cognition)

3 ans

« En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication » - Henri Bergson dans L'Evolution créatrice

Frédéric Barbaresco

THALES "SENSING" Segment Leader of Key Technology Domain PCC (Processing, Control & Cognition)

3 ans

"ce qui distingue l’être humain, c’est qu’il est par essence « déprogrammé » et même non programmable : il n’est donc prisonnier d’aucun code lui assignant une fonction donnée et peut en permanence mobiliser en toute indépendance la totalité des capacités qui se refusent à une quelconque externalisation, et qu’il peut de ce fait appliquer à sa guise à la réalisation des fins qu’ils se donne à lui-même." Michel Serres de l’Académie française http://academie-francaise.fr/actualites/communication-de-m-michel-serres-0

Luc Dini

Directeur Business Development Missile Defense chez Thales Air Systems

3 ans

David, admirable plaidoyer pour l intelligence humaine, son imagination et sa capacité de réflexion individuelle et collective.

Un « must-read » pour tout officier chargé d’étude d’une inspection ;-) Merci pour cette « friandise cognitive » qui, pour une fois, est bonne pour les dents (car notre esprit, par les temps qui courent, doivent avoir la dent dure !).

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