Après L’eugénisme, voici venu le temps de l’hygiénisme en management…

Un nouvel avatar de la chasse aux sorcières en entreprise?

Après L’eugénisme, voici venu le temps de l’hygiénisme en management… Un nouvel avatar de la chasse aux sorcières en entreprise?


L’eugénisme -dont on doit la première mention en 1883 au scientifique britannique Francis Galton- consiste à forcer la sélection naturelle par une sélection artificielle contre des tares supposées, préjugeant une dégénérescence de la société et des individus[1].

Au-delà des développements délétères qu’a connu ce mouvement ensuite au XXème siècle avec les catastrophes qu’on connaît, il convient de noter que l’eugénisme a eu également cours sous une forme certes symbolique, et s’est diffusé dans les entreprises. L’eugénisme d’entreprise s’appuie sur la pensée ambiante et les pratiques managériales, conduisant à ne pas recruter (à l’instar d’une limitation de l’immigration dans le cas de l’eugénisme originel), autant que possible, les personnes les moins performantes qui, nonobstant, pourraient « oser » venir frapper à la porte, et ce, par un processus de sélection drastique, (basée sur l’évaluation des performances et de la personnalité), et ne conserver (sur le modèle de la sélection par la stérilisation prônée par l’eugénisme encore une fois) et ne sélectionner que les meilleurs salariés, sur des caractères pensés comme innés (le potentiel, le talent) ou acquis (la compétence, la performance, les valeurs). Ce courant managérial en est venu même jusqu’à poser ce principe comme modèle de gestion (à l’instar de telle entreprise ou de tel groupe par exemple qui a institué le rituel managérial de faire partir chaque année les 5% ou 10% les moins bons).

Sans doute, qu’en théorie (selon un calcul de moyenne arithmétique à la portée de tous), cette mesure récurrente devrait permettre de faire monter mécaniquement dans le temps la moyenne de compétence et de performance du corps social concerné. Sauf, qu’en pratique, n’est pas pris en compte le surcoût induit et invisible de décohésion[2] du groupe social de telles procédés, qui induisent a contrario un effet boomerang funeste sur la motivation et, par-là, la performance du collectif, l’objectif produisant à terme exactement l’effet inverse de celui escompté.

Les pratiques eugéniques en entreprise ont donc fait flores dans les théories de management et sont légion encore aujourd’hui même si, bien sûr, elles ne disent pas leur nom…

Mais depuis quelques temps on voit poindre un glissement vers une autre forme de pensée totalitaire : l’hygiénisme. L'hygiénisme est le principe selon lequel les pratiques sociétales (politiques, sociales, architecturales et urbanistiques, etc…) doivent suivre les règles de préservation de l'hygiène et de prévention en santé publique, mais aussi et progressivement -dans une optique d'optimisation des coûts sociaux et d'épanouissement de l'individu- selon les prescriptions médicales et éventuellement diététiques[3].

Là aussi, la phagocytation[4] par l’entreprise de ces théories sociales et politiques, est prégnante et visible. Ainsi, l’entreprise doit-elle désormais -aussi- se détoxiner de ses produits et éléments délétères au plan relationnel : les sales cons ! L’expression sales cons dans les entreprises a fait une percée remarquable grâce à Robert Sutton, professeur émérite de Stanford, à la sortie de son ouvrage éponyme[5].

Désormais, en entreprise, il convient -dans cette mouvance- d’identifier, dans son entourage, les irritants et autres facteurs toxiques incarnés par certains salariés ou, mieux encore -comme trophée plus prisé encore- par certains managers, et d’éradiquer ces sales cons.

La doxa montante du bien-être (bonheur ?) au travail contribue à vouloir conscientiser les salariés et managers sur les causes possibles qui empêchent l’épanouissement professionnel -et personnel- et, par-là, du corps social lui-même. Ceux qui nous sont toxiques doivent être repérés (comme les incompétents de naguère), évalués, quantifiés (sur une échelle à variables discrètes de « petit con, con, sale con », etc, en remplacement des « médiocres, mauvais, nuls… » d’hier), et des mesures de traitement et d'élimination hors du corps social sont à mettre en place via les émonctoires[6] usuels de la ligne managériale et des services RH (harcèlement, stigmatisation, mise au placard, incitation à la démission, arrêts maladies, procédure de licenciement…).

La littérature en la matière porte principalement son dévolu sur les managers, comme cibles toutes trouvées de cette nouvelle Terreur[7] : les sales cons voués aux gémonies sont principalement des managers étiquetés comme incompétents, dont l’impéritie et l’incurie, manifestes ou larvées, doivent être débusquées, condamnées et punies sur le champ et pour le salut (public ?) de l’entreprise et de son corps social. Des injonctions nouvelles apparaissent, nouvelles quant à la nature de la tare incriminée, mais immuables et éculées quant aux moyens qui relèvent toujours des mêmes ressorts pourtant bien connus de la catégorisation, du catalogage, des étiquettes, et la stigmatisation et élimination de l’Autre -différent, décalé, incompris- avec les dérives irrépressibles vers la discrimination qui guette, tapie dans l’ombre.


Jadis, chacun pouvait être le vilain (autrement dit le moins bon) de quelqu’un (tyrannie de la performance). Désormais chacun est, possiblement, le sale con de quelqu’un (tyrannie de la bien-pensance). Pour autant, la partition est la même, la musique identique, in fine.

Mais qui donc peut (doit) être juge de ce statut, qui définit les critères de mesure, et qui est le policier, le gardien pour en éviter les excès de cette purge ? Le système de référence change mais le modus operandi perpétue les mêmes limites douteuses…


[1] Source Wikipédia

[2] Perte de la cohésion

[3] Idem.

[4] Destruction progressivement quelqu'un, quelque chose, en s'en rendant maître de l'intérieur

[5] Robert SUTTON, Objectif zéro-sale-con, Vuibert, Paris, 2010 (2 ème édition)

[6] Organe d'élimination, d'excrétion des déchets organiques

[7] La Terreur désigne communément une période de la Révolution française entre 1793 et 1794


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