Artificial Intelligence
Par Eric de Rugy , président de #JOICE & de DELIGHT
Certains estimeront, à juste titre, qu’il est dommage que l’Abécédaire des tendances et de l’innovation culturelle de JOICE débute par un mot en anglais, alors que l’ambition de la fédération JOICE (Jeunes Organisations Innovantes de la Culture et de l’Entertainment) est justement de mettre en évidence la capacité de la France à faire preuve d’innovation et de créativité dans le déploiement des projets culturels. Et aussi de se battre pour que celles-ci soient plus rapidement mises en pratique au sein de la communauté culturelle, tant auprès des professionnels que des nombreux cercles associatifs ou amateurs.
Néanmoins, l’objectivité oblige à reconnaître que l’innovation, même en matière culturelle, émerge au moins aussi souvent outre-Atlantique, et qu’un certain nombre de produits et services ou d’usages innovants dans notre pays sont inspirés d’initiatives venues d’ailleurs. Enfin, sur un plan plus pragmatique, il y a vingt-six thèmes à répartir sur les vingt-six lettres de l’alphabet, et il a fallu parfois faire de la gymnastique et des arbitrages pour faire entre tous les concepts clés dans ce cadre contraint… En l’occurrence, le « i » étant pris par le très important terme inclusion, il fallait bien trouver une autre entrée pour l‘intelligence artificielle.
En fait, l’intention originelle était de commencer par le terme Aujourd’hui, un mot très banal mais qui souligne une large évidence… mal (re)connue : un grand nombre d’institutions, d’entreprises ou de structures dans le monde culturel privé ou public opèrent encore avec des outils totalement dépassés, sans se rendre compte de ce que cela leur coûte, faute d’avoir été dûment (in)formés de leur utilité, voire de leur existence.
ChatGPT, l’arbre qui cache la forêt
A l’inverse, débuter par Artificial Intelligence, en ce printemps 2023 où ChatGPT est sur toutes les bouches, revient à attaquer le K2 par la face nord ! Chacun, bien au-delà des frontières du monde culturel, a son avis sur le sujet, informé et définitif, fondé sur son expérience directe ou sur des commentaires plus ou moins orientés. L’intelligence artificielle n’est pas un outil, mais une technologie – ou plutôt un ensemble de technologies – destinée à automatiser l’optimisation de certaines tâches en se nourrissant, de manière déductive – c’est une de ses limites actuelles –, de l’immense réservoir de données auxquelles elle a accès.
Cela fait déjà un certain temps que l’intelligence artificielle s’est introduite dans nos vies, à travers les logiciels reposant sur ce qu’on appelait jusqu’à présent le machine learning ou des formes encore plus rudimentaires, ou encore sur le deep learning, associé aux recherches plus fondamentales. Pour faire simple (et réducteur…), dans une démarche informatique classique, un développeur écrit des lignes de code et crée une séquence d’opérations censé mener au résultat visé, alors que les logiciels d’IA sont nourris d’une grande quantité de résultats possibles, enrichis par le machine learning, qui leur permet de proposer la « bonne réponse » sous l’angle statistique. Faisant un pas de plus, les intelligences artificielles génératives s’efforcent de reproduire les réseaux neuronaux du cerveau afin de simuler à la fois la compréhension et la capacité d’interprétation des requêtes mais aussi le contexte particulier dans lequel la tâche doit être effectuée… ce dont elle n’est pas encore tout à fait capable à ce jour.
Dans l’univers de la culture, sa force de calcul et sa capacité de confrontation des données lui permet d’évaluer par déduction la probabilité que certaines occurrences se réalisent. Cela nourrit de nombreux algorithmes qui permettent, en vrac, d’affiner les probabilités d’affluence des gens dans les musées, de les rassembler en communautés sur les réseaux sociaux, de mesurer leur appétence pour des contenus audiovisuels ou musicaux, de gérer les réservations dans les lieux culturels, d’évaluer le nombre d’ouvrages à placer dans une librairie, sans compter leur importance cruciale dans les jeux vidéo, les robots, les métavers… ou le marketing culturel. D’une manière générale, en accomplissant beaucoup plus vite et beaucoup plus en profondeur des tâches complexes qui étaient jusqu’à présent considérées comme l’apanage exclusif d’êtres humains – dont la création culturelle et artistique –, l’intelligence artificielle permet une plus grande richesse créative en assurant en même temps une énorme économie de temps et d’argent… tout en posant au passage quelques problèmes sociaux, voire sociétaux, non négligeables.
Mais ce qui se passe dans les entrailles des machines est une chose, ce que tout un chacun va pouvoir faire de ce nouveau pouvoir exponentiel en est une autre. C’est pour cela que l’avènement de ChatGPT est un tel phénomène médiatique. Car il n’y a aucun doute sur le fait que cette pointe avancée de l’intelligence artificielle, la plus facilement palpable pour le grand public, va changer beaucoup de choses dans notre société, et en particulier dans l’univers culturel, même s’il faut reconnaître ses aberrations face à certaines questions pernicieuses posées qui lui demandent une démarche inductive… qui n’est pas son fort.
L’univers de la création et de la culture pourrait évidemment être l’un des plus impactés, puisque cet outil rebat les cartes sur de nombreuses tâches intellectuelles et créatives… Déjà, la version 4 de cet outil, sortie à la mi-mars 2023, offre des nouvelles fonctionnalités qui vont faire frémir plus d’un professionnels : composer des musiques « originales », écrire des scénarios de film ou de séries audiovisuelles, réaliser des bandes dessinées ou des couvertures de livres, et bientôt traiter des images animées, tout comme MidJourney, DALL-E ou GenAI, tous apparus l’an dernier à peine. Tout cela en plus de sa capacité précédente à écrire des livres, à faire des traductions d’œuvres littéraires, à développer ou corriger des lignes de code, à créer des contenus pour les réseaux sociaux, etc.
L’IA : intelligente ou artificielle ?
De nombreux métiers vont donc être – et pour certains sont déjà – impactés par l’émergence foudroyante de l’IA : graphistes et illustrateurs, traducteurs, journalistes et rédacteurs, photographes, designers, architectes, et beaucoup d’autres. Déjà, certains en sont parfois réduits à piloter ou simplement corriger des textes ou des images générés par l’IA. Face à cette évolution qui va bousculer tout sur son passage, tout est question d’adaptabilité. Les plus agiles sont déjà en train de faire évoluer leur rôle afin de s’y adapter à la situation, voire d’en tirer avantage. Au lieu de s’opposer aux machines, ils passent d’exécutants à conseillers, de concepteurs à facilitateurs, de créateurs purs – dans le meilleur des cas – à humanisateurs et apporteurs de sensibilité à des créations générées par des machines. L’un des talents qui sera désormais recherché sera l’art du prompt, à savoir la formulation des instructions soumises à la machine pour la briefer sur les résultats lexicaux ou graphiques attendus. Pour beaucoup d’autres hélas, au talent peut-être moindre ou qui seront rebutés par la difficulté à s’approprier ces nouvelles technologies, cela se traduira par un déclassement et par une baisse brutale de leurs (parfois maigres) revenus…
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Doit-on alors s’attendre à ce que des intelligences artificielles produisent à l’avenir de nouvelles œuvres « de » Mozart, Picasso ou Brassaï, ou que des tubes musicaux ou des scénarios de longs métrages puissent être créés ex nihilo, venant remplacer sur le marché des œuvres bien humaines, privant ainsi les talents correspondants de revenus ? A vrai dire, avec l’industrialisation de l’art et de la culture, un processus diffus de reproduction d’œuvres existantes s’est déjà mis en place, et ce depuis fort longtemps. Ainsi, pour la première partie, c’est déjà un peu le cas lorsque des spots de pub ou des films utilisent des plagiats d’œuvres existantes célèbres en changeant le nombre juridiquement imposé de notes de musique, le résultat final étant pudiquement baptisés « démarquage ». Quant aux tubes musicaux et aux films, voire dans d’autres disciplines artistiques, le phénomène était latent depuis longtemps, que ce soit dans le rock, le disco ou aujourd’hui le R&B, et aussi dans le cinéma avec la politique de sequels des grands studios hollywoodiens. Dans cette logique, certaines « œuvres » sont ainsi produites à la chaîne, par des humains certes, mais selon des formules présumées éprouvées, peu imaginatives… et dont le destin commercial est souvent aléatoire.
De toute façon, depuis longtemps, à l’instar des créatifs dans la publicité, dont les emprunts répétés à des sources graphiques et conceptuelles volontairement lointaines (mais de plus en plus repérables depuis l’arrivée d’internet) ont rendue floue la frontière entre inspiration et plagiat. De longue date, certains scripts, certaines œuvres picturales ou musicales, certains dialogues de films ou de séries télévisées semblent avoir été conçus par des intelligences artificielles, plus artificielles qu’intelligentes d’ailleurs…
Car, en définitive, les algorithmes et logiciels reposant sur l’IA ne sont rien d’autre que des outils grâce auxquels les artistes, les créateurs et les gestionnaires du monde de la culture vont pouvoir créer des œuvres plus fortes ou inédites et les diffuser plus simplement, plus rapidement et à un coût bien moindre auprès de publics de plus en plus diversifiés… et homogénéisés en même temps. Dans cet esprit, l’application IRap vient par exemple au secours des rappeurs en panne d’inspiration en leur proposant des textes, des rimes ou des punchlines, voire des couplets entiers, dans l’esprit de leur flow et du sens de leur texte.
Ce qui sera moins simple en revanche, ce seront les modalités de monétisation de cette diffusion et l’évaluation de la valeur des œuvres ainsi diffusées… ou du consentement du public à payer pour en disposer, en propriété ou en accès. L’un des enjeux clés est le partage équitable de la valeur, et avant cela la perception de la valeur.
Reste l’éléphant dans la pièce : les milliards d’images ou de fragments de phrases absorbés et traités par ces outils d’intelligence artificielle ont été produits par des cerveaux et des talents tout ce qu’il y a de plus humains, et qui ne sont généralement ni rémunérés ni dédommagés pour ces « emprunts » non sollicités. Déjà, l’outil AI Generator de la banque d’images Shutterstock rétribue, par l’intermédiaire d’un fonds, les talents qui contribuent involontairement à nourrir et à entraîner ses algorithmes. Et Photoshop a annoncé vouloir rémunérer les artistes acceptant que leurs œuvres soient utilisées pour son outil de génération d’images. En revanche, tandis que les versions de ChatGPT se succèdent à un rythme impressionnant, en attendant sa version payante, Google fourbit ses armes et sort son propre outil, baptisée Bard. On ignore à ce jour de quelle manière Bard s’intègrera à l’écosystème Google, qui n’a pas attendu l’émergence de ChatGPT et consorts pour introduire l’IA dans son moteur de recherche. Mais, compte tenu des antécédents de l’entreprise, il y a peu de chance qu’il se préoccupe des aspects de protection de la création et de rémunération de ses auteurs…
Des bénéfices… et des dangers
De nombreux dangers viennent contrebalancer les bénéfices énormes apportés par l’incroyable progrès technologique en cours. L’un des risques induits par le développement de l’IA sur le monde de la culture sera la modification même de son essence : une altération du langage, des images, des médiums et des perceptions, liée à une industrialisation, voire une schématisation des modes d’expression lexicaux, graphiques et artistiques dans son univers. C’est d’ailleurs cette standardisation qui permet aux experts d’identifier les productions de ChatGPT aujourd’hui… Pour bluffantes que soient les réponses apportées par les robots conversationnels ou d’autres formes d’interaction avec les internautes, elles ne sont que la résultante de la masse de données ingurgitées par les machines. Impressionnante par la quantité et la rapidité de régurgitation, elles le sont beaucoup moins par la diversité, l’individualité ou l’esprit du « contenu » produit ! C’est bien sûr là où l’humaine continuera à jouer son rôle… avec ou contre les machines.
Ensuite se posent des questions d’ordre éthiques sur l’usage qui peut être fait de ces progrès technologiques. On en a déjà vu les dégâts dans le domaine de l’information, avec les images truquées numériquement pour modifier la perception des faits, comme aux plus beaux jours des dictatures totalitaires. Ces nouvelles possibilités technologiques peuvent aussi bien être utilisées comme des ressorts de créativité que comme des moyens de distorsion de la réalité à des fins de manipulation des esprits. Les exemples de cette seconde tendance abondent hélas à l’heure actuelle, alimentant fake news et théories complotistes. Côté artistique, le photographe allemand Boris Eldagsen a récemment défrayé la chronique en remportant le prix de la catégorie « création » aux Sony World Photography Awards avec une photographie générée par une IA. Issue d’une série intitulée Pseudomnesia : Fake memories, cette œuvre avait pour but d’ouvrir le débat sur l’IA dans l’art. Le photographe a bien évidemment refusé son prix après avoir dévoilé l’esprit dans lequel il avait soumis cette « œuvre ». Mais face à une telle démarche pédagogique et transparente, combien verra-t-on d’œuvres hybrides non déclarées ? Il n’y a rien qui l’interdise sur le plan juridique, mais sur le plan artistique et éthique, il est clair qu’un débat public est nécessaire, au sein de l’univers culturel et au-delà.
L’autre impact, moins direct mais plus pratique, sera la modification radicale du rôle d’internet, et spécifiquement des sites culturels, mais aussi des sites médias. Cela sera le cas si la nouvelle façon de s’enquérir d’une exposition et d’un film à aller voir, ou d’un livre à lire, se fait à l’avenir via un robot conversationnel et que la réponse revient sous forme d’une recommandation textuelle unique et non d’une liste de liens avec des sites culturels couvrant l’offre proposée. Contrairement aux moteurs de recherche, qui constituent en quelque sorte un linéaire qui propose les « produits » recherchés, avec ses promos et ses têtes de gondole, les robots conversationnels feront le choix pour le questionneur. C’est déjà le cas pour les chatbots comme Alexa chez Amazon ou Siri chez Apple, au grand dam de certains grands annonceurs… qui sont obligés de payer pour (re)mettre en avant leurs produits. Dans ce schéma, à quoi bon se rendre encore sur des sites internet si une machine théoriquement bien intentionnée a déjà visité toutes les sources possibles pour répondre à la question posée ? En revanche, un des aspects positifs de cet amenuisement du modèle publicitaire sera un moindre pillage de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, l’un des garde-fous à ce biais réside dans le fait qu’un robot conversationnel comme Bard coûte dix fois plus cher par demande qu’une requête traditionnelle à base de mots clés sur Google. Qui va en payer le coût si la publicité digitale est poussée en dehors de ce qui est encore son principal champ d’action aujourd’hui et a moins de place, voire aucune, dans les nouveaux outils ?
Une révolution… culturelle
En définitive, les nouvelles intelligences artificielles dites « génératives » sont une révolution culturelle… qui auront un fort impact sur le monde de la culture. D’une part grâce à leurs grandes promesses pour l’enrichissement de la création artistique, mais aussi à leur capacité d’optimiser la gestion économique, humaine ou environnementale des productions artistiques et des événement culturels, ce qui leur donne une tout autre dimension que les simples bénéfices de la transition numérique. Mais d’autre part, hélas, elles ouvrent la porte à des risques de manipulation, de discrimination, de contournements des règles de la propriété artistique et intellectuelle, voire de déshumanisation. Il est trop tôt pour en juger, et leurs bénéfices et risques seront plus aisés à mesurer lorsque les citoyens auront pris en main ces nouveaux outils et se les seront appropriés… en attendant qu’ils soient remplacés à leur tour par des systèmes reposant sur une architecture technologique très différente de celle qui structure la génération actuelle.
Dans l’immédiat, nul ne sait dans quel sens va pencher le fléau de la balance. Vu que ces outils s’auto-améliorent en permanence, leurs nouvelles versions seront, dans un avenir proche, mille fois plus puissantes et plus rapides que celles d’aujourd’hui. Peut-on espérer qu’elles contribuent à une démocratisation de l’accès aux marchés culturels et artistiques, chaque individu pouvant exprimer sa sensibilité artistique ou littéraire en produisant des morceaux de rap, des installations numériques ou des livres pour enfants ? Ou au contraire J. K. Rowling va-t-elle pouvoir publier un livre tous les deux mois ? Compte tenu des mécanismes de construction de la célébrité et de la réputation, même avec des systèmes de distribution rendus infiniment plus accessibles, il y a des chances pour que ce soit plutôt la deuxième option, et qu’une minorité de talents « bankable », soutenus par des intérêts industriels bien compris, accapare la majorité des publics, et donc des revenus, dans une logique encore plus capitaliste que dans les grandes industries culturelles actuellement. L’avenir nous le dira…