AVANT QUE NE SURVIENNE LA CATASTROPHE A L’ENVERS, LE MONDE ETAIT PLEIN DE CATASTROPHES.
AVANT QUE NE SURVIENNE LA CATASTROPHE A L’ENVERS, LE MONDE ETAIT PLEIN DE CATATROPHES.
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Avant que ne survienne la catastrophe à l’envers, le monde était plein de catastrophes.
Plein. De toutes les sortes.
Il y avait tout d’abord les catastrophes classiques, conventionnelles, qui avaient émaillé l’Histoire de leur fureur et de leurs drames. Les conflits entre nations, les guerres civiles, les oppressions de minorités, les persécutions de populations, les invasions, les attentats, les famines, les crises économiques, les licenciements massifs, les chômages endémiques, les krachs boursiers, tous ces phénomènes effrayants dont chaque détail continuait à subjuguer nos écoliers et auxquels nous nous étions plus ou moins habitués au fil des siècles.
Ces incidents tragiques et récurrents méritent bien entendu la plus grande considération mais ce ne sont pas ceux que je souhaite évoquer.
Non, moi, je ne tiens pas à souligner l’importance des anciennes catastrophes mais plutôt celle des nouvelles.
Qu’est-ce qu’une nouvelle catastrophe ? Oh, mais c’est très simple. Il s’agit de l’un de ces désastres imputables aux changements climatiques qui ont les faveurs des médias depuis la fin du vingtième siècle.
Chaque fois que la chaleur ou la pluie, ou tout autre élément naturel, décide de nous mener la vie dure et de nous causer les pires problèmes, c’est ce que j’appelle une nouvelle catastrophe.
La tempête de décembre 1999, un cyclone extratropical de type bombe, qui a affecté une grande partie de l'Europe, et a notamment dévasté le parc du Château de Versailles en déracinant plus de dix mille arbres, parfois centenaires, suscitant la générosité de souscripteurs américains, coréens et taïwanais pour le reboisement, peut être considérée comme la première manifestation digne de ce surprenant épithète.
Les spécialistes s’accordent en effet aujourd’hui à reconnaître que ce déchaînement extraordinaire du vent sur le nord du continent constitue l’une des conséquences initiales du réchauffement de l’atmosphère.
Nous avions donc appris à vivre avec nos deux catégories de catastrophes. Les anciennes et les nouvelles. Les deux à la fois.
Si j’ai voulu mettre l’accent sur la seconde catégorie, les nouvelles catastrophes, les modernes, c’est parce que celles-ci avaient, depuis déjà longtemps, presque pris le pas sur les anciennes et commençaient à faire partie de notre quotidien.
Les tsunamis, les cyclones, les ouragans, les canicules, les inondations, n’avaient désormais plus de secrets pour nous.
D’ailleurs, en constatant les effets que les innombrables reportages et articles consacrés à ces questions avaient sur mes semblables, je n’hésitais pas à dire que chacun avait sa catastrophe.
Chacun avait la sienne. Sa préférence.
C’était devenu une sorte de réflexe social, un jeu morbide auquel il était devenu impensable de chercher à se soustraire.
Il suffisait que cinq ou six personnes se réunissent, à l’occasion d’un repas familial, par exemple, ou à la terrasse d’un café, pour que chaque convive, chaque interlocuteur, fasse part de son inclination sincère à son voisin de table.
Pour les uns, c’était une tornade semblable à ces tournoiements mystérieux qui pouvaient faire voler en éclats quelques dizaines de maisons du Nord-Pas-de-Calais, et disparaître aussitôt, ou un tsunami du sud-est asiatique, avec ses vagues impressionnantes filmées opportunément par des touristes allemands ou anglo-saxons. Pour les autres, c’était l’une de ces canicules à trente-huit degrés qui s’abattaient brutalement sur la Provence ou l’une de ces inondations destructrices, redoutées par certaines populations de la Lorraine, de la Somme et de la région lyonnaise.
On avait le choix. Il y en avait pour tous les goûts.
Chacun avait sa catastrophe. Celle dont on avait le plus peur, que l’on espérait ne jamais avoir à affronter directement mais qui nous fascinait inconsciemment. Celle pour laquelle on optait sans hésitation.
En ce qui me concerne, j’avais toujours été effaré par les flots destructeurs qui se précipitaient soudain sur les côtes, atteignant à certains endroits une hauteur de dix mètres.
- Et vous vous rappelez ce tsunami en Indonésie ? avais-je dit. C’était terrible ! J’ai toujours dans la tête ces images de vagues qui s’engouffrent dans les rues.
- Oui, c’était horrible, m’avait-on répondu.
- Ah, moi, c’est cet ouragan qui m’a marqué, vous savez, Katrina, celui qui a balayé La Nouvelle Orléans ?
- Ah, oui, c’est Katrina ? Et qu’est-ce qui t’a le plus troublé dans cet ouragan ?
- Le fait qu’il ait réussi à faire fuir durablement autant de gens et qu’un an après la moitié des cinq cent mille habitants concernés ne soient pas revenus dans leur ville.
- Il faut reconnaître que c’était épouvantable … Vraiment épouvantable !
Evidemment, on n’avouait jamais, quelles que soient les circonstances, et l’on se persuadait même du contraire en notre for intérieur, que l’on attendait avec impatience la reproduction de l’épisode malheureux qui avait nos préférences.
Disons qu’on guettait cette éventuelle répétition avec curiosité et avec effroi et que l’on envisageait plus sereinement l’irruption de ce genre de désagrément dans une autre ville ou une autre région que la sienne.
On aimait bien se faire peur et jouer avec ses fantasmes de temps en temps mais de là à souhaiter voir une tornade arriver en hurlant et arracher les toits d’une commune de son département ou une canicule soudaine s’étendre dans les environs de son domicile, il y avait un pas que la décence et l’entendement nous incitaient à ne pas franchir.
Avant que le climat ne se dérègle et que la planète ne soit plus aussi fiable que par le passé, il y avait les anciennes catastrophes. Cependant, en occident, depuis l’écroulement du bloc soviétique et la disparition du pacte de Varsovie, peu de citoyens redoutaient la possibilité de conflit armé. Les bombes atomiques ne terrorisaient plus personne.
Les difficultés économiques, les licenciements massifs, les krachs boursiers, étaient toujours des sujets d’inquiétude mais ils n’étaient pas synonymes d’anéantissement général, de conclusion apocalyptique, d’extinction brutale de la race humaine.
En fait, les nouvelles catastrophes, ces perturbations successives de notre environnement naturel, avaient rapidement remplacé les bombes atomiques dans l’esprit de nos contemporains.
Elles les avaient reléguées dans les oubliettes de l’Histoire. Et du cinéma populaire.
Il y avait de plus en plus d’ouragans et de canicules. Le nombre et la fréquence de ces fléaux augmentait très vite.
Il n’y avait pas de plus en plus d’explosions nucléaires, aussi faibles et aussi insignifiantes fussent-elles, à la surface du globe.
Cette nuance méritait, à n’en pas douter, d’être signalée car elle apportait un crédit incontestable au rôle de ces désordres climatiques dans notre société.
Autre argument qui plaidait en faveur de ces désastres dans notre biotope et qui expliquait leur succès grandissant notamment auprès de nos concitoyens : les probabilités.
Pour résumer, disons que les probabilités d’être confronté directement aux effets d’une canicule ou d’une inondation étaient nettement plus importantes que celles de se retrouver nez à nez, au détour d’un bois ou d’un charmant paysage de campagne, avec un champignon atomique qui s’élevait tout doucement vers le ciel, sans s’en faire, avec sa forme caractéristique, sa queue fine et sa tête boursouflée.
Au vingt-et-unième siècle, chacun pouvait aisément en convenir.
Voilà où nous en étions, à Paris, Londres, Madrid, Marseille, Lyon ou Bordeaux, Porto, Bologne ou Stuttgart, et même ailleurs, avec les catastrophes.
Celles-ci se suivaient, les unes derrière les autres, avec bonhomie, et une certaine indifférence à notre égard, comme elles l’avaient probablement toujours fait au cours de l’histoire de l’humanité.
Certaines étaient vieilles, d’autres plus récentes, mais toutes avaient à cœur de poursuivre leur mission qui était de nous gâcher la vie et de ne jamais nous permettre d’entrevoir le futur avec optimisme et allégresse.
En matière de catastrophes, on pouvait donc dire qu’on était servi. On en avait pour notre compte. On en avait pour notre argent. Il aurait été ridicule d’oser prétendre le contraire.
Alors, avec ces deux niveaux de catastrophes à notre actif, nul ne s’attendait vraiment à ce qu’apparaisse, un jour, une troisième catégorie de calamités, une catastrophe à l’envers.
C’est en effet dans le cadre de cette évolution pathétique que s’inscrivit un jour la catastrophe à l’envers. Tous la perçurent, je pense, comme un simple échelon dans cette pénible hiérarchie, sans doute un rouage supplémentaire dans cette immense mécanique, souvent désespérante, que pouvait être la condition humaine.
Cet enchaînement était d’ailleurs si évident que j’avais fini par me dire qu’il fallait peut-être qu’il y ait d’anciennes catastrophes et de nouvelles catastrophes pour qu’il y ait une catastrophe à l’envers.
Qui pouvait savoir ?
Une sorte de processus, de suite logique serait nécessaire. Et son aboutissement, ou pour être tout à fait précis, son étape finale, serait la catastrophe à l’envers.
Cette hypothèse me paraissait très séduisante.
Avant que ne survienne la catastrophe à l’envers, le monde était plein de catastrophes.
De toutes les sortes.
Les anciennes, qui avaient émaillé l’Histoire de leur fureur et de leurs drames, et les nouvelles, qui étaient parvenues à nous intriguer et même à nous subjuguer.
Nous étions alors tous persuadés que cette énième mouture, la catastrophe à l’envers, n’était qu’une catastrophe comme les autres.
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Fin de l’extrait de La CATASTROPHE A L’ENVERS (562 pages), qui est le premier secret, le roman n° 1 de la Bibliothèque Secrète.