Avec qui discuter du tri des malades ? Un regard de médiateur
Parmi les multiples catégories de professionnels qui regardent la situation sanitaire du pays comme un défi lancé à leur métier et à leur savoir-faire, il y a ceux qui pratiquent la médiation, sous toutes ses formes. Nous qui consacrons la majeure partie de notre temps à aider les personnes et les collectifs à dénouer les fils de leur discorde en renouant entre eux ceux du dialogue, nous allons peut-être en ce moment au-devant d’une impasse.
Au travers du projet de pass vaccinal, l’étau de mesures de restrictions qui affecte depuis deux ans la liberté de l’ensemble des habitants du pays pour tenter de diminuer les risques de contamination s’appuie désormais explicitement et exclusivement sur le levier de la différenciation entre vaccinés et non-vaccinés. Depuis le mois de décembre, à mesure que le nombre de cas positifs au virus du COVID-19 montait en flèche, le clivage de la société est entré dans un niveau de tension jusqu’ici inédit.
Le sujet se prolonge dans les médias et au sein de la société civile, chacune de ses multiples facettes faisant à l’infini l’objet de l’expression de positions inconciliables.
La question éthique est aujourd’hui soulevée de savoir s’il faudra ou non continuer à accueillir les non-vaccinés dans les services de réanimation, voire leur demander, à eux spécifiquement, d’exprimer par anticipation leur « choix » d’être réanimés ou non. Ces questions, qui relativisent le droit aux soins et mettent les questions de vie et de mort en balance avec la morale, semblent atteindre le point ultime de toute possibilité de dialogue.
Comment discuter encore, si la complexité des débats qui nous opposent n’est abordée qu’au moyen de positions qui se présentent de part et d’autre comme radicalement simples et indiscutables ?
Sur le terrain, entre nous tous qui nous croiserons peut-être tout à l’heure sur le marché, chez le coiffeur, à la boucherie, chez le médecin ou dans les transports en commun, ou encore entre nous qui sommes retrouvés pour les Fêtes - divers lieux où l’on peut encore se regarder en personne et dans les yeux quel que soit notre statut vaccinal - il y a de tout.
A côté des postures brutales, des réactions inciviles, ou encore des attitudes prudentes d’évitement de la discussion, on peut assister aussi à des moments spontanés d’échange, à des tentatives d’ajustements qui n’impliquent pas que des accords soient trouvés.
L’important n’est pas de tomber d’accord, mais de garder entre nous les liens de la parole, et de continuer à vivre ensemble en démocrates en se questionnant mutuellement.
D’un côté, les vaccinés, exaspérés de porter seuls l’effort collectif de solidarité nationale, de tendre leur épaule régulièrement pour contrecarrer la transmission du virus, l’engorgement des hôpitaux, et le recul des libertés de tous. De l’autre, les non-vaccinés, qui s’indignent de la vindicte dont ils sont les objets jusque dans leurs conditions d’existence, faute d’un consentement individuel qu’ils disent insuffisamment éclairé. Entre les deux, des sources de mépris, d’agressivité et de ressentiment réciproques proprement effrayantes, et peut-être pour longtemps.
Parmi les principes d’action qui permettent à un médiateur d’accompagner de toujours nouveaux conflits, il y en a un qui résonne à mon oreille aujourd’hui : c’est avec celui que j’envisage comme mon pire adversaire qu’il faut prendre le risque d’aller dialoguer.
Ce consentement à la rencontre a priori impensable que le cadre d’une médiation vient soutenir et étayer, très peu de dispositifs ou de discours en ce moment viennent le nourrir, bien au contraire.
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Dès lors, c’est à chaque citoyenne, à chaque citoyen de décider dans son for intérieur de surmonter ou non ses émotions pour ouvrir ou fermer le dialogue chaque fois que surgira un opposant.
Est-ce que ce choix intérieur sera possible s’il s’agit de discuter du point de savoir lequel de deux membres de votre famille, lequel de vos collègues de travail, lequel de vos amis chers, aura le plus de raisons d’être le mieux « trié » selon son statut vaccinal ? Est-ce que cela le sera suffisamment tôt, avant qu’une épidémie de zizanie se répande entre nous tous, qui viendrait alourdir encore le fragile état psychologique et social de nos concitoyens ?
En tant que médiateur, je sais que mon professionnalisme et ma posture de neutralité m’aideraient à cadrer toute demande de débat entre des professionnels ou des citoyens désireux de dialoguer sur ces questions.
Jusqu’ici, je vivais avec la croyance que ma pratique professionnelle m’aidait aussi, moi, à être un citoyen équanime.
En ce début d’année, très franchement, je ne sais plus.
Je ne sais plus si je suis encore apte à aborder ces sujets avec mon voisin, avec les passants de la rue, avec les gens que j’aime, et encore moins avec le médecin urgentiste qui s’arrogera la possibilité de faire le tri parmi ceux que j’aime selon des critères éthiques inadmissibles, même si je peux lui trouver, à lui, toutes sortes de raisons matérielles et concrètes d’avoir à le faire.
Moi qui suis devenu médiateur il y a plus de douze ans pour servir ma propre soif de voir qu’autour de moi le dialogue reste possible jusqu’à sa moindre chance de reprise, je ne vois pas avant longtemps se présenter la possibilité de me réconcilier avec vous si l’un de nous, vous ou moi, laisse céder les digues du pacte démocratique et que nous nous fâchons radicalement, ainsi que nous y sommes encouragés de toutes parts aujourd’hui. Et si, pour que nous restions en lien, il y a des sujets qu’il vaudra mieux ne plus jamais soulever, mieux vaudra peut-être que, quoi qu’il nous en coûte, nous ne nous parlions plus du tout.
S’il devient à ce point impossible de nous adresser la parole avec mesure et méthode sur les questions essentielles auxquelles sont soumises nos vies à tous en ce moment, quelles institutions, quels dispositifs, quels cadres, quels médias, quelles décisions politiques, et quels médiateurs ou médiatrices de haut niveau seront un jour, le moment venu, capables de faire médiation entre nous tous pour nous permettre de retrouver le goût de vivre ensemble ?
Je ne sais pas.
Et vous ?
Je vous souhaite une très belle et heureuse année 2022.
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2 ansMerci pour ce partage auquel je m associe totalement! Je vous souhaite le meilleur pour cette nouvelle année.Qu elle soit lumineuse dans tous les domaines qui vous sont chers.Prenez bie soin de vous
Comédien
3 ansQuel texte magnifique et profond ! Car au fond, nous y sommes, avec cette question. Et plus largement, je le comprends en te lisant, de notre capacité à nous parler. Merci, merci.
Ambassadrice de la société des Amis de Mediacités Bénévole à La Chance pour la diversité dans les medias Coach éditorial
3 ansMerci Emmanuel, d’avoir pris le temps et le soin de formuler, tout en nuances, ce que beaucoup d’entre nous vivent et éprouvent. Je me sens moins seule.
Executive coach, fondatrice Leveor (conseil et accompagnement humain des transformations)
3 ansMerci Emmanuel pour cette expression qui cherche la bonne mesure. Très belle année à toi aussi.
Responsable de la Fabrique du métro chez Société des grands projets
3 ansVertigineuse question Emmanuel qui interroge au plus profond de ta pratique professionnelle, et nous tous en tant que citoyens…