Bifurcation ou transition ?
Dans les années 1960, l’économiste François Perroux disait que le capitalisme était un mot de combat. Son idée était d’insister sur la composante politique de ce concept même si des économistes se le sont appropriés avec une intention d’intelligibilité scientifique. Aujourd’hui, nous vivons un processus similaire avec l’enjeu de la lutte contre le changement climatique. Le terme largement usité de "Transition écologique" (ou plus restrictivement énergétique) est discuté et parfois contesté. Dans son dernier livre l’historien des sciences et spécialiste de l’anthropocène Jean-Baptiste Fressoz soutient même que « la transition énergétique n’aura pas lieu ». Celui-ci démontre que l’histoire n’est pas faite de ruptures dans les régimes énergétiques mais d’une accumulation. De son coté, Pierre Veltz préfère à la transition énergétique le concept de Bifurcation, plus radical et systémique selon lui (Bifurcation, Réinventer la société industrielle par l'écologie, Éditions de l'aube, 2022). C'est aussi dans cette démarche que s'inscrit Bernard Stiegler dans son livre "Bifurquer" (les liens qui libèrent, 2020) où il montre que pour lutter contre l'entropie du système, le transitionner ne sera pas suffisant. On sait depuis que c'est sur ces bases que les étudiants d’Agro Paris-tech ont renversé la table en avril 2022 en fustigeant le modèle de production prôné selon eux par leur école et les autres élèves promus.
En d’autres temps, nous aurions choisi le concept de « Révolution » en lieu et place de Bifurcation, par opposition à la « Réforme » qui aurait pu correspondre à la transition. C’est par exemple à cette question politique centrale qu’est soumise la SFIO à la fin de l’année 1917 après la révolution d’octobre à Moscou. Il s’en suivra la création du parti communiste en 1920 sur le plan politique et de la CGT-U sur le plan syndical en 1921. De son coté, la SFIO devient le parti réformiste (le PS d'aujourd'hui) et la division syndicale va structurer le paysage français jusqu'à aujourd'hui. La suite, c'est celle des mouvements politiques de gauche qui égrainent tout le XXème siècle : le projet égalitaire radical qui se dissout dans la dictature communiste d'un côté, le projet réformiste qui se dissout dans le social-libéralisme de l'autre.
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Pourtant l’histoire ne fait pas que se répéter et les enjeux qui sont les nôtres aujourd’hui ne sont pas ceux de Léon Blum ou de Léon Jouhaux. Ce qui est en revanche récurrent, c’est notre rapport aux choix politiques : la radicalité qui prône un autre système économique d’une part, l’inflexion de ce même système pour le faire sortir de son entropie de l’autre. Il n’y a pas d’argument fondé en raison qui permette de considérer qu’une option est préférable à l’autre (nous sommes face à une guerre des Dieux selon l’expression de Max Weber). Celles et ceux qui défendent la seconde option doivent garder à l’esprit que si la transition n’est pas systémique et que le business as usual reste la norme, le rythme du réchauffement ne réduira pas et ce sera le scénario noir. Celles et ceux qui défendent la première option (les bifurquants, les décroissants ou les autres catégories peu stabilisées sur le plan sémantique) doivent garder à l’esprit que révolutionner le système et faire table rase de l’histoire pose la question d’un système économique alternatif crédible susceptible de gérer bientôt 9 milliards d’âmes. Si un "autre monde possible" ne reste qu'un slogan politique incantatoire ou, pire, implique d’entrer dans des régimes dictatoriaux pour « imposer la bifurcation », les résistances sociales partout sur Terre conduiront à son échec au prix de drames humains et se sera également le scénario noir sur le plan climatique.
Ce diagnostic n’est pas pessimiste, il s’agit simplement pour nous de nous appuyer sur les enseignements de l’histoire pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. En conclusion donc, si les concepts ont un sens sur le plan scientifique, ils ont parfois aussi un sens politique. On ne peut sans doute pas trancher en raison la guerre des Dieux, mais on peut réfléchir au sens de mots que l’on utilise pour conduire nos choix collectifs.
Professeur d'enseignements supérieurs - Chercheur en économie de l'environnement chez Université M5 Rabat Agdal
10 moisCe que nous vivons particulièrement ces dernières années n'est-il pas un suicide? En réalité ceux qui ont profité de la croissance depuis longtemps veulent profiter maintenant de la décroissance, DES OPPORTUNISTES. Le changement climatique n'est qu'une couverture.
Chercheur indépendant en économie écologique. Théoricien / concepteur NEMO IMS, un système monétaire, bancaire et financier au service de l'humain, de la Terre et du vivant.
10 mois"""les bifurquants, les décroissants ou les autres catégories peu stabilisées sur le plan sémantique doivent garder à l’esprit que révolutionner le système et faire table rase de l’histoire pose la question d’un système économique alternatif crédible susceptible de gérer bientôt 9 milliards d’âmes.""" J'y travaille justement avec NEMO SMI. La décroissance est incontournable. Mais pour être acceptée, elle doit garantir des services publics indispensables, mais dont le financement devra se faire par des mécanismes alternatifs à l'impôt, qui lui-même est dépendant de la croissance. De même, pour sortir de la malédiction décrite par le très réaliste J-B Fressoz. A savoir qu'un réel "swap" énergétique ne se fera qu'à coup de contraintes financières envers le brun et de subventions envers le vert. Encore une fois autrement que par la fiscalité. Il y a donc un changement monétaire, bancaire, financier, comptable, fiscal, mais aussi juridique. Envisager une sanctuarisation juridique mondiale des communs.