Bravo à l’exposition Morozov pour ses micro-visites !

Ce 1er pas en appelle d’autres pour plus de compétences culturelles
affiche de l'exposition Morozov à la Fondation Vuitton

Bravo à l’exposition Morozov pour ses micro-visites ! Ce 1er pas en appelle d’autres pour plus de compétences culturelles

"Grand angle sur les compétences" - n°1

Comment développer les compétences culturelles d'un large pan de la société ?

La période actuelle est propice aux interrogations sur ce que nous souhaitons pour la société française. Nombre d’essais analysent ce qui est possible dans notre société en terme de mobilité sociale. Que peut l’individu lorsque sa famille n’est pas issue de la « bonne » catégorie socio-professionnelle - pour ne pas employer le terme de « classe sociale » ? Peut-il réellement se déployer ? Où trouvera-t-il les ressources et informations nécessaires ? Les média bruissent de cette question : « Info-intox ? Sommes-nous assignés ou pouvons-nous évoluer au gré de nos souhaits profonds et de notre potentiel de talents ? »

Cet enjeu social de mobilité, d’ouverture d’esprit et de faire sens ensemble se retrouve au détour de la superbe exposition consacrée à la collection des frères Morozov, dans le non moins magnifique musée-bateau de la Fondation Vuitton. Ses responsables et commissaire générale ont agencé une expérience-visiteur originale, qui a retenu mon attention. J’y trouvé des correspondances avec les enjeux de la formation professionnelle continue. Sans doute une obsession professionnelle et personnelle, penserez-vous ! … je vous le concède avec plaisir.

En ce dimanche de grisaille, je vous invite à me suivre pour esquisser des ponts entre ce qui s’observe dans l’écosystème de la formation professionnelle des adultes et celui de la valorisation culturelle – écho lointain à la ballade à laquelle le poète Baudelaire nous convie dans la forêt magique et majestueuse de son poème « Correspondances ».

1-     Des micro-visites pour libérer chacun de ses assignations culturelles

J’ai été ainsi interpelée par l’innovation sociale que le design de l’exposition propose. Des  micro-visites sont en effet gratuitement organisées et ouvertes à chaque visiteur, sans réservation ni billet spécifique.

Bravo ! pour cette démarche qui applique un condensé des apports des sciences humaines et sociales sur le fonctionnement humain, sur ce qui fait que les individus font ce qu’ils font – ou ne font pas. J’y vois une application originale du « coup de pouce » (nudge en anglais), qui vise à inciter des individus à agir dans un sens qui leur est utile, en douceur et par suggestion.

J’ose recourir à l’analogie avec le terme bien connu de « mobilité sociale », en disant que l’exposition Morozov de la Fondation Vuitton réalise une avancée remarquable en faveur de la « mobilité culturelle ».

Certes, tout le monde ne va pas visiter des expositions de peinture, tout le monde n’est pas francilien. Beaucoup ne projettent pas suffisamment de plaisir et d’intérêt à regarder des tableaux pour réserver un billet et néanmoins faire la queue dans la file de « ‘00 » ou des « ‘30 » selon qu’il a réservé à l’heure précise ou à la demi. Pourtant, cette exposition a déjà intéressé plus de 1,5 millions de visiteurs !

Ceux qui sont dans la dynamique culturelle d’aller visiter des musées ne sont y compris pas tous acculturés à l’art et sa grammaire. Ils ne goûtent pas tous les visites guidées d’une heure à une heure trente qu’il faut réserver à des créneaux parfois peu pratiques. Parfois l’un des deux dans le couple aimerait bien mais l’autre vraiment pas. Alors on temporise … et on ne planifie pas la visite ! Parfois les visiteurs se rabattent sur des audioguides (qui m’insupportent la majeure partie du temps, tant ils parlent en ne disant rien d’autres que des détails sociologiques, psychologiques ou économiques qui chargent la tête du visiteur, terminent parfois de le faire sombrer dans la confusion… finalement l’éloignent de l’œuvre plus qu’ils ne l’en rapprochent).

Me suivez-vous dans cette définition de la mobilité culturelle, qui est à l’intérêt et la maîtrise des codes de la culture et de l’art, le pendant de ce que la mobilité sociale est pour la position socio-économique des citoyens dans la société ?

Rejoignez-vous la conviction de l’enjeu majeur que la mobilité culturelle représente pour une société de confiance et de haut niveau de compétences : en termes découverte et d’apprentissage des langages de la culture et des codes qui permettent de comprendre ce qui se joue dans une œuvre (peinture, sculpture, musique, danse, roman, essai), de la faire sienne pour nourrir sa vie en élargissant sa représentation du monde et ses grilles de décodage ?

Partagez-alors avec moi les lignes qui suivent.

Elles tentent de donner à voir pourquoi le renversement opéré par le directeur de la direction des publics et la commissaire générale de l’exposition constitue un tournant. Pourquoi il est indispensable de le reproduire dans les autres expositions d’art permanentes ou temporaires, comme levier pour la société de compétences que le temps présent et à venir exige.

1-1.     Avec l’exposition Morozov, du nouveau dans le développement des compétences culturelles

Entre nous, pour nombre d’entre nous, pour moi souvent en tout cas, « on n’y voit rien » (ou pas grand chose) lorsqu’on « se fait une expo ». Ca ne nous grandit pas en effet de l’avouer, mais est-ce faux ? Pourquoi serait-il honteux de le reconnaître ? Sommes-nous gênés de dire que nous ne comprenons rien lorsque nous entendons parler dans une langue que nous n’avons pas apprise ?

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Je reprends cette phrase « On n’y voit rien » de l'ouvrage éponyme roboratif de Daniel Arasse, décédé en 2003 et directeur d’études à l’EHESS (centre d’histoire et de théorie des arts)- clin d’œil très amical à l’amie Caroline qui me l’a fait découvrir.

Cet ouvrage est d’une lecture simple, comme une discussion entre amis en train de se promener le long d’un fleuve, la Marne, ou la Saône et leurs méandres par exemple.

Il m'a fait l'effet d'une révélation. Une confirmation de ce qui est finalement compréhensible et logique mais qu’une vision romantique et inspirée de la culture et de l’émotion a parfois fait perdre de vue. Non, l’accès à une œuvre d’art ne peut pas être immédiate, ou rarement. Non, elle n’est la plupart du temps pas de l’ordre de la mystique ou de la compréhension intuitive, mais le fruit de l’étude, du labeur, de la persévérance. Je ne dis pas que cela n’arrive jamais et ces fulgurances magnifient notre quotidien. Excepté ces situations d’exception, reconnaissons-le : l’émotion culturelle n’est pas innée, elle s’apprend comme tant de nos compétences psycho-socio-cognitives et culturelles. La visite épisodique d’expositions ou la lecture ponctuelle de magazines sur les œuvres restent insuffisantes au non-spécialiste pour accéder au langage et à la grammaire des œuvres et de leurs auteurs. Le livre de Daniel Arasse décode cinq tableaux de différentes époques. Il nous dévoile l’intention artistique et créatrice du peintre.

Ses analyses permettent d’accéder au pouvoir d’agir que le peintre cherche à obtenir. Le peintre ne fait pas simplement une belle œuvre, il veut marquer. Il DIT, il exprime quelque chose au sein de son œuvre, par sa composition, le choix chromatique, la technique.

Une œuvre est certes universelle lorsqu’elle atteint au chef d’œuvre – elle n’en appartient pas moins d’abord à la communauté créatrice et artistique à laquelle le peintre appartient. Elle est d’abord destinée au regard des professionnels de la création ou aux esthètes et aux experts qui parlent la langue picturale. Par le truchement de son œuvre, le peintre leur parle et se positionne : quelle place donne-t-il au spectateur ? Quel message veut-il partager en renforçant la congruence de la construction technique de l’œuvre avec son sujet ? etc.

Ce que je découvre – peut-être est-ce évident pour vous – est que le titre d’un tableau est au cœur de sa conception : le titre est le sujet et le message. Par exemple, une annonciation est d’autant plus parlante ou émouvante que la matérialité de la composition évoque le mystère de l’annonciation, au-delà de la représentation de la situation.

Là est la force du grand peintre … On peut la comprendre, la percevoir (du latin « prendre à travers ») en maîtrisant les codes de la technique professionnelle et des conventions à l’œuvre à l’époque où le peintre a réalisé son œuvre. Il est nécessaire aussi de pouvoir la mettre en regard et en écho aux époques antérieures et à d’autres arts. Bref, une grande culture, souvent une immense culture est nécessaire d’abord à propos de l’histoire de la peinture, sa symbolique et ses relations avec la vision du monde de la société sur la manière de le représenter, etc. Tout ceci n’est pas donné au visiteur qui s’adonne ponctuellement à une incursion culturelle, sans investir plus qu’un passe-temps pour connaître le sujet qu’il regarde : le tableau, le peintre, l’histoire etc. Pourtant, ce visiteur a à y perdre à ne pas accéder au tableau dans sa profondeur, dans autre chose que la projection de lui-même.

CQFD …. Le peintre parle moins d’abord aux éventuels visiteurs qu’à ses compagnons de route, peintres ou critiques, aux collectionneurs, aux galeristes …  bref, ceux qui parlent la même langue picturale que lui. Chaque tableau est à considérer dans la progression du peintre dans sa clarté et sa capacité à transmettre un message au travers d’une œuvre qui fait totalement corps, redondance, entre le thème et sa représentation.

Celui qui ne connaît pas ces codes ou l’histoire ne voit pas les inflexions, les écarts ou les pinceaux mis dans les pas de ceux qui l’ont précédé. Celui qui ignore cela n’a pas les clefs pour déchiffrer … Il en est de même d’ailleurs pour tout autre art : musique, littérature, danse.

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A l’angoisse de la page blanche de ceux qui n’ont pas l’habitude d’écrire ou à l’angoisse de la lecture des pages écrits en petit pour ceux qui n’ont pas l’habitude de lire, fait écho l’angoisse du spectateur à qui l’œuvre n’évoque rien, frustré de l’absence d’émotion ou de sa fugacité. Au travers de laquelle il ne voit rien, en somme. Pour voir, il faut un guide, un interprète. Un décodeur à l’instar de celui de Canal+, qui transformait le brouillage de l’écran en images qui font sens.

1-2.    Les micros-visites « all inclusive », une démarche novatrice pour développer les compétences culturelles

Micro-visites … quel nom bien choisi et bien choisi !

Les géniales micro-visites organisées pour l’exposition Morozov Vuitton animées par des médiateurs culturels experts dans les œuvres exposées, endossent ce rôle de décodeur. Ces médiateurs culturels sont nos interprètes.

Comme toute visite me direz-vous ! vous aurez raison. A un détail près – important le détail !

Ces micro-visites sont pensées sur le mode « push » et non le mode « pull ». Elles sont à portée de main du visiteur. Il n’a même pas à les chercher ou à les connaître. Elles viennent à lui et créent de la connivence, de l’aisance sociale par le fait que d’autres visiteurs, comme lui, comme nous, écoutent l’intervenant (e ) et le/la suivent devant les tableaux qu’il/elle a choisis de mettre en relief. Là est le petit et grand génie à la fois, qui fait de cette exposition un tournant probable dans le développement des compétences culturelles socle – pour reprendre un équivalent aux compétences socle du CléA.

Ces visites fonctionnement comme sur la place d’un village ou dans l’agora grecque : un attroupement autour d’un orateur laisse penser que quelque chose d’intéressant se passe, qu’il ne faudrait pas rater. Alors on s’approche et puis un peu plus, craignant moins d’être happé par quelque chose qui nous coincerait. Et puis, ce que l’on entend retient l’attention. On se dit que l’on était parti à visiter cette exposition comme un aveugle, sans rien comprendre ni voir, en consommateur ignorant.

Ces micro-visites sont courtes, comme leur nom l’indique – et c’est là le génie du coup de pouce ; elles durent environ 30 mn et se déroulent chaque demi-heure. Pas besoin d’avoir réservé, elles sont comprises dans le prix du billet « all inclusive ». Pas besoin de casque, c’est à l’ancienne, en s’agglutinant chaleureusement autour de la médiatrice culturelle qui évoque l’œuvre avec passion et anecdotes (avec masque bien sûr !). Chemin faisant, elle tisse des correspondances entre cette œuvre et d’autres accrochées dans d’autres espaces de l’exposition. Elle nous y emmène ; on la suit gentiment, ravi d’être guidé (e ) dans cette forêt de tableaux dont l’ordonnancement nous laissait un peu pantois, avouons-le. Et que faire de toutes ces sensations jetées à la figure et sans commune mesure, entre le fauve d’un Gauguin ou le psychologisme magnifique d’un Valentin Serov ?

La micro-visite donne l’impression d’accéder un peu plus à l’intention du peintre, à son monde intérieur, à l’objectif qu’il a essayé d’atteindre, à son dialogue en parallèle des collectionneurs Morozov.

Comme si des compétences culturelles s’acquéraient, naturellement ; avec le plaisir d’écouter quelqu’un nous raconter des histoires et relier entre eux des éléments qui seraient restés épars sans cette interprétation. Comprendre, connaître, c’est relier, c’est connecter.  Nous nous relions au monde et à l’Autre en le transformant, en le faisant nôtre.

« Nous n’habitons vraiment que les choses. Ce sont les objets qui hébergent notre corps », comme l’écrit délicatement le philosophe Emanuele Coccia dans son dernier essai « Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur». La médiatrice culturelle qui nous parle du triptyque peint par Bonnard sur commande de Morozov ... et c’est comme un voile de la Maya qui se soulève.  

Connaître un peu, c’est accéder à la prescience de tout ce que l’on ignore, c’est sortir de l’héliocentrisme individuel où nous nous plaçons parfois – souvent ? - pour se remettre à notre place dans un monde qui ne demande qu’à être étudié, compris, perçu avec tous nos sens. Ces micro-visites comportent trois atouts qui raisonnent fort avec le modèle mental actuel :

1.       Elles sont spontanées et sans contrainte : pas besoin d’y penser, pas besoin de peser d’avance le pour ou le contre de l’intérêt d’y consacrer temps et argent. Il n’y a pas de « coût d’entrée » ;

2.      Elles viennent à nous : dans les visites classiques, le visiteur qui veut s’ajouter sans avoir payé, sans avoir la pastille sur son col, est un intrus. Ici, c’est tout le contraire : le visiteur impromptu est bienvenu ! Le visiteur n’a pas besoin d’être déjà motivé et convaincu du bénéfice.  Elles viennent à nous comme les suggestions des réseaux sociaux, les tweets, les posts. Nous venons à elles comme sur les réseaux sociaux, par viralité et l’effet d’homophilie (faire confiance dans les choix, attitudes et comportements de ceux qui nous ressemblent);

3.      Elles respectent la recherche par tout individu des bénéfices à court terme et de son pouvoir d’agir : elles s’annoncent d’emblée comme courtes, donc « cool », pour tous, pas réservées aux spécialistes. Elles font écho au « micro-learning ». 


2-     Aller plus loin : à quand le « plantnet » de la culture ?

Bravo donc à l’exposition Morozov pour cette innovation sociale ; cette innovation dans le design culture. C’est un premier pas remarquable.

Pourrions-nous aller plus loin ? je le crois !

Des expériences de valorisation et de vulgarisation culturelles réussies existent, qui permettent à un non initié de s’approcher un peu du cœur d’une peinture, de sa profondeur, de son message. Oui, je crois possible d’apprendre à chacun assez vite et facilement les bases du déchiffrement pictural, en situation. Pourquoi serait-ce si différent d’apprendre rapidement à coder en informatique comme le font les formations éclair et le développement du « no-code » ? Pourquoi serait-ce si différent d’élargir sa culture managériale et entrepreneuriale comme le permettent les offres innovantes de start-up positionnées sur le champ de ce que j’appelle la veille professionnelle augmentée, telles Kokoroe ou d’autres (veille professionnelle augmentée que j’ose définir en modèle « Knowledge Upgrading » dans mon ouvrage La formation des chercheurs d’emploi : fonctionnement et perspectives d’évolution) ?

La technologie représente un élément important de cet accès à la culture et à la possibilité de passer de l’autre côté du miroir pour en devenir un membre plus familier. La technologie comme artefact de nos yeux qui ne savent pas voir sans des « lunettes pédagogiques » que l’on peut chausser. Des lunettes virtuelles qui attirent l’attention sur les éléments picturaux ou de composition qui font l’œuvre. Qui font son message, son intérêt, sa singularité.

La culture peut être à portée de main ... et de smartphone.

L’idée fait ainsi son chemin que la culture peut être à portée de main et, encore mieux dans notre époque connectée (les jeunes en particulier), à portée de smartphone ou d’ordinateur. Par exemple, des start-up comme Artips travaillent à corps la culture générale sous ses différentes formes pour la présenter en expériences apprenantes que l’on pourrait appeler « micro-culture » – via des capsules digitales ludiques qui plus est.

Nous pouvons donc aller plus loin que les micro-visites.

Nous le devrions tant la culture porte l’héritage de valeurs essentielles à nos sociétés et constitue un langage universel d’accès à la beauté et à la connexion avec soi-même : toute la culture, pas uniquement la culture occidentale. Que j’aimerais aussi bénéficier d’interprètes lorsque je visite des expositions d'œuvres des Moyens et Proches orient, ou d'Eurasie, ou des Aborigènes !

Le monde complexe et interdépendant dans lequel nous évoluons nécessite que notre « code mental » (terme repris aux travaux de Philippe Silberzahn) soit le plus riche et large possible. Notre cerveau met dans des cases les informations multisensorielles que nous recevons : plus les cases existent pour catégoriser efficacement et correctement des faits nouveaux à des données analogiques, plus nous pouvons avoir une idée claire et pertinente de ce qui advient. Le danger est à l’inverse de ranger des éléments nouveaux dans des catégories erronées et de vouloir classer le présent dans un passé fallacieux – ou de tout rejeter en bloc.

La mobilité culturelle est aussi essentielle au déploiement par chaque individu de son potentiel personnel et professionnel que la mobilité scolaire ou plus globalement sociale.

Pour cela, pas de recette miracle ! un fil rouge peut-être, qui pourrait constituer un invariant des expériences qui fonctionnent lorsque des « sachants » ou des représentants de « CSP+ » s’entichent de vouloir apprendre quelque chose aux moins sachants des CSP- :

  1.  Considérer chaque individu dans son intelligence, son envie de comprendre, sa capacité à comprendre lorsque l’on part d’où il est – sans démagogie, simplement par pragmatisme ;
  2. Donner aux individus le pouvoir d’agir et d’apprendre, par des outils ou des informations dont ils peuvent s’emparer par eux-mêmes, en choisissant l’ordonnancement et le chemin pour progresser dans leur connaissance ;
  3.   « Capaciter » les individus qui osent se confronter à leur ignorance ou à leurs manques. Leur donner confiance, leur transmettre des retours auto-correctifs et dynamiques sur leur puissance personnelle en action. La pédagogie de Maria Montessori est riche de cette approche et des techniques pédagogiques pour rendre autonomes dans leur apprentissage et leur sentiment d’efficacité personnelle des bambins de 3-4 ans. D’autres pédagogies pour plus âgés le font aussi : les ressources existent, il « suffit » de penser leur transfert à des contextes hors les murs d’un centre de formation.

Je ne me hasarderai pas à aller trop loin sur un sujet qui ne relève pas de ma spécialité. Il semble possible pourtant de partager deux pistes d’inspiration glanées au fil de lectures de revue de peintures et d’observation de l’évolution des techniques pédagogiques.

2-1. Première piste d’inspiration : « Regards sur la peinture », une revue qui lève le rideau

Comment animer la peinture et la « faire parler » pour ceux qui n’en sont pas, pour les « profanes » qui aiment se délecter de la beauté artistique sans en être expert ?

L’important on l’a vu pour rendre au tableau la profondeur et le message que le peintre a voulu y inscrire, est de mettre en lumière la construction de l’œuvre en termes chromatique, techniques de peinture et composition des différentes parties du tableau. Il s’agit de décoder, déchiffrer comment le peintre a réalisé une congruence entre la construction du tableau et ce qu’il veut exprimer avec la peinture et le sujet représenté (par exemple, critique politique de la guerre, mystère de l'Annonciation).

Un tableau est aussi un nudge avant l’heure en quelque sorte ! à la manière du métro parisien, station Châtelet les Halles où des formes de pas sur le sol guident les voyageurs en transit des RER au métro ou l’inverse. Il s’agit d’orienter leur marche pour construire un ordre auquel ils participent sans le savoir, qui évite par exemple les agglutinements et les téléscopages entre circulations de sens contraire.

Tout cela est construit : le peintre aussi a construit son tableau. Il en a fait des esquisses d’ailleurs. Il l’a pensé, mais sa pensée est absorbée par l’aboutissement de l’œuvre. Son cheminement devient invisible – et c’est bien cela entre autres qui différencie un connaisseur d’un visiteur du dimanche. Le premier a accès à cette construction invisible au second, qui donne une saveur à l’œuvre et donne envie, permet, de la savourer. Le premier sait que le tableau parle à son esprit tandis que le second se borne à ce que ses yeux voient ou croient voir. Pourtant, on le sait désormais grâce aux apports des sciences comportementales et cognitives : on voit ce qu’on croit, on voit ce qu’on sait, par conséquent. C’est parfois dans une composition ou une alliance chromatique décalée que tout se joue, à la manière de ce qu’explique Léo Strauss dans son ouvrage La persécution et l’art d’écrire : le sujet peut être classique ou courant, ne pas se démarquer extérieurement – c’est à l’intérieur et dans ses procédés que le message subversif, critique ou novateur de l’artiste s’exprime, par précaution, protection ou dialogue avec sa communauté de référence.

C’est bien sûr là tout l’enjeu de la culture et des compétences générales.

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Eh bien ! cette ballade au cœur d’un tableau, une revue ancienne l’a faite et je m’en délectais dans mon adolescence : il s’agit de « Regards sur la peinture » aux éditions Fabbri – arrêtée depuis longtemps . Je me souviens avoir couru les bouquinistes le long de la Seine pour trouver des peintres que je n’avais pas dans ma collection initiale. Cette revue fait vivre une expérience immersive au lecteur et observateur de peinture, sans réalité virtuelle technologique. Elle partage le contexte, les références du peintre et surtout les problèmes qu’il cherche à résoudre, les impasses qu’il cherche à dépasser. Elle permet au lecteur de se construire une analyse en comparant avec d’autres œuvres du même thème et traitées différemment. Elle est très démocratique et pédagogie en ce sens qu’elle ne pré-suppose pas que le lecteur dispose déjà de ces références : elle les lui partage avec générosité.

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Regardez par exemple comment l’attention et la connaissance de chacun sont améliorées par ces deux traitements d’œuvres de Renoir.



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Ne vous sentez-vous pas moins ignorant, d’un coup ?

L’exposition Morozov a utilisé cette technique en donnant à voir aux visiteurs, pour quelques tableaux, des peintures de sujets identiques ou proches traités différemment par d’autres peintres contemporains ou ayant précédé l’artiste. Un usage plus développé serait bénéfique, pour cette exposition et pour les autres.

2-2. Seconde piste d’inspiration : inventer un plantnet de la culture, en réalité augmentée   

La revue « Regards sur la peinture » paraissait dans les années 1990, c’est-à-dire sans bénéficier des prouesses techniques auxquelles nous avons accès désormais. Alors, qu’attendons-nous pour mettre la technologie et les nouveaux usages sociétaux au service de la culture ?

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Vous connaissez peut-être l’application « plantnet » qui permet de comparer en direct la photo d’une feuille ou d’une fleur avec des milliers d’autres pour nous indiquer son nom, sa famille. Cette application est pédagogique et respectueuse de l’utilisateur en ce qu’elle montre plusieurs photos similaires avec le nom de la plante associée, sans se limiter à une affirmation catégorique sur le nom de la plante photographiée. L’utilisateur a ainsi le loisir de comparer et de choisir lui-même s’il valide la comparaison proposée.

Imaginez une application de cet acabit appliquée à la peinture, la photo, la sculpture, la musique, la danse !

Restons dans l’univers de la peinture qui encadre ces réflexions et replongeons-nous dans l’exposition de Morozov, par exemple devant ce tableau éblouissant de Renoir « Portrait de Mademoiselle Jeanne Samary ». Une application enrichie de réalité augmentée permettrait de photographier le tableau et afficher en surexposition sa composition avec les lignes de force du tableau, ses horizontales, diagonales, bref, l’agencement qui construit notre regard et oriente notre attention.

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L’application pourrait également indiquer les variations chromatiques et les couleurs complémentaires ou opposées (« La roue chromatique est une sorte de grammaire pour le bon usage des couleurs. Renoir en avait construite une grande, très complète, qui lui servait de référence. Il l’avait exposée dans son atelier » - Regards sur la peinture n°6). Pourquoi pas y compris une vidéo d’un peintre qui réalise le geste probablement exercé par Renoir ?Ces technologies existent et sont utilisées en pédagogie par un nombre croissant d’organismes de formation, pour permettre un apprentissage en situation réelle. Une application bien pensée permet d’avancer un peu dans la résolution de l’insoluble « quadrature du cercle » : ajouter au réel, qui n’est pas pédagogique en soi, des artefacts qui le rendent pédagogique.

Je m’explique ! pour former des magasiniers à la mise en rayon, des formateurs font chausser des casques 3D aux apprenants devant des rayonnages déjà faits. A cette réalité, une application ajoute des commentaires et messages en surexposition, pour montrer à l’apprenant si le rayonnage est réalisé selon le modèle  U, du X ou du T. L’apprenant peut cliquer sur un élément pour visualiser un commentaire supplémentaire : ce qu’est ce modèle, comment il attire et retient l’attention du client, etc.

Imaginez un tel dispositif proposé à des lycéens ou des jeunes adultes qui sont mis jusqu'ici en situation de passivité lorsqu’ils passent les portillons d’un musée !

N’est-ce pas tentant de le tester pour confirmer l’intuition de succès que l’on peut en avoir ? Les pédagogies qui réussissent partent toujours de là où est l’apprenant au départ de son apprentissage : ses intérêts, ce qui retient son attention, son envie d’être actif et d’agir par lui-même – sans jugement. 

Si la gamification permet de le faire entrer dans une dynamique d’apprentissage, va pour la gamification ! Le retour d’expérience de YOOKAN en témoigne.

Ce magnifique tiers lieu installé dans le centre commercial de Rosny-sous-bois avec l’implication active de Pôle emploi a créé un escape-game à des fins d’orientation. Six jeunes chaussés de casque de réalité virtuelle  déambulent dans un espace dédié à la recherche des clefs qui leur permettront de résoudre des énigmes … un peu à la manière du fil d’Ariane, l’énigme à résoudre est bien entendu leur connaissance d’eux-mêmes, de leurs intérêts et des points de force sur lesquels ils peuvent penser leur trajectoire professionnelle. Nombreux le disent parmi les quelques centaines de collégiens ou lycéens ou de jeunes NEET qui ont déjà bénéficié de l’expérience : la dimension ludique les a convaincus de se prêter au jeu et a mobilisé leur attention. De fil en aiguille, ce n’est plus le jeu qui les a motivés. Ils se sont intéressés au contenu qu’on leur proposait de manipuler – autre élément majeur de toute expérience pédagogique impactante. 

A la manière de plantnet, cette application dédiée aux visites culturelles pourrait afficher d’autres œuvres qui ont traité du thème dans le temps et dans l’espace (magnifique expérience que cette visite enchanteresse du Louvre-Lens qui organise sur un seul plateau le dialogue de l’art aux quatre coins du globe à des époques identiques de l’Histoire !). Cela ferait dialoguer les cultures, comme les artistes le font en s'intéressant aux artistes d'autres pays.

Des nuages de mots pourraient s’afficher pour définir les obsessions du peintre et de ces coreligionnaires, ce qu’il veut marquer par sa manière de traiter le sujet (place du spectateur, expérience immersive, message spirituel, politique) – avec des références contemporaines autant que possible. Et tant d'autres possibilités que les spécialistes et les femmes et les hommes engagés dans la transmission imagineront mieux que moi !

Vous le voyez ? vous l’imaginez ?

Enfin ! les non spécialistes ou non artistes y verraient quelque chose !!

Pour conclure cette déambulation croisée entre la culture et la formation reliée par le point commun des compétences

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Je dessine de nouveau un trait peut-être osé entre le design culturel et le design pédagogique, entre le monde de la valorisation culturelle et le monde de la formation professionnelle continue. La formation continue a franchi un saut qualitatif et pédagogique majeur avec la mise en place d’une normativité minimale qui s’impose à chaque financeur – donc chaque organisme de formation. Il s’agit de la norme QUALIOPI définie par la loi du 5 septembre 2018 et les décrets associés. QUALIOPI définit un cahier des charges des critères incontournables qu’un organisme de formation doit respecter et garantir pour accéder aux financements publics ou mutualisés (fonds des OPCO, financement du plan d’investissement dans les compétences, marchés lancés par les conseils régionaux, Pôle emploi, l’Agefiph). Parmi ces critères, l’information et la pédagogie personnalisée et adaptée à chaque apprenant figurent en bonne place.

Le QUALIOPI de la formation professionnelle pourrait-il inspirer l’écosystème de la culture, les directeurs de musée ou de fondations, les commissaires généraux d’exposition,  sur des exigences incontournables dans la manière de réaliser l’exposition, qui en fasse un levier réel et à impact de mobilité culturelle et de développement des connaissances et des compétences des visiteurs ?

Florence Balestas

Directrice Relation Clients

2 ans

Plein d'excellentes idées dans cet article - comme toujours - notamment cette notion de "mobilité culturelle" qui nous faisait défaut jusqu'ici, la référence aux "compétences socles" (comme la certification CLEA) pour l'appréhension de la culture, et enfin cette déclinaison de l'Appli sur les plantes appliquée au monde de la peinture = pourquoi pas ? Pour avoir travaillé dans le passé dans le secteur culturel, on sait bien combien il est difficile de sortir de "l'entre-soi" dans le domaine des pratiques culturelles qu'on étudiait à l'époque à Paris Dauphine et toute initiative pour élargir le cercle des "heureux élus" qui "consomment" de la culture est bonne à prendre, bien sûr ! Merci Audrey pour cet article très novateur et qui fait du bien à nos cerveaux un peu fatigués par une actualité pas toujours aussi rafraichissante

🍿 Béatrice Gherara

Co-Founder at Kokoroe | EdTech Entrepreneur | Chief Learning Officer | Empowering Learning for tomorrow's world

2 ans

Merci Audrey pour la citation Kokoroe ! Et bravo pour cette analyse - toujours -très étayée !

Fernand Ettori

Co-Founder and CEO chez Lybre ♠ Agilité ♠ Innovation ♠ Softskills 👉 Recrutement Innovant !

2 ans

Comme toujours, passionnant, fouillé et faisant réfléchir… J’ai beaucoup aimé les pistes reliant compétences, pédagogies et arts Merci pour toute cette analyse!

PHILIPPE MARAVAL

directeur achats FRANCE TRAVAIL

2 ans

Oui Audrey une superbe expo dans un superbe écrin !

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