A côté d’une grande

A côté d’une grande

Mon père, qui tenait à me faire connaître la couleur précise des événements de la vie, m’emmena sur le côté de la barque menuisée du cercueil. Après avoir choisi entre mes cinq doigts de la main dans l’hésitation de savoir lequel élire, je posai l’index sur la paupière de ma mère, la relevai, la fis redescendre puis la relevai à nouveau. A ce moment, mon père me dit : « C’est la mort, plus de regard. »

La neige rallongeait sa chute à la profondeur du trou et me faisait penser que le ciel descendait raviver le souffle.

Avec  mon père, nous sommes rentrés boulevard du Montparnasse. Il s’assit sur le bord de mon lit et se mit à pleurer. Les dimensions de la tristesse noyaient tableaux et atelier. L’atelier devenait de plus en plus étroit.

Les lendemains étaient morts, et le passé, qui commençait à tailler son biais dans le présent, mourait. C’est ainsi que se retourne le temps d’un verbe dans la conjugaison si vive du temps qui vous prend par surprise.

Il pleurait à si grandes larmes brûlantes, me gardant auprès de lui, le long de quelques paroles noyées que je relevais, dans ma timidité, presque sans voix. Il s’adressait à moi dans la plus grande tendresse, alors qu’il aurait pu dans un tel moment me dire de le laisser.

La joie de me sentir incluse dans sa tristesse m’incitait à la faire mienne. Je ne pleurais pas de la mort de ma mère – je pleurais parce qu’il pleurait, seulement pour mesurer si une petite larme existait à côté d’une grande.

 

Anne de Staël, « Du trait à la couleur », pages 80/81, Editions Hazan, 2023

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