Capital humain et prédication
Bien que l’expression ne soit pas nouvelle et qu’elle figure dans les notions fondamentales d’économie, parler de « capital humain » m’a toujours mis mal à l’aise, comme si une des dernières fines membranes protégeant l’individu se trouvait digérée par un parasite sournois.
Disons pour faire simple (donc, faux) que l'expression "capital humain" désigne communément les compétences, au sens large, que l’employeur espère exploiter afin d’en tirer un bénéfice maximal. Ces compétences vont s’enrichir de l’expérience et de la succession des certifications et formations, rendant l’individu de plus en plus employable tout en lui assurant un plus haut niveau de rémunération. Voilà pour la théorie.
Premier problème : cette approche ne s’applique qu’à l’intérieur d’un système parfaitement rationnel. En tant qu’enseignant et formateur, je ne peux qu’être frappé par l’immense silence qui entoure la diversité de carrière des meilleurs élèves de mes classes, élèves qui ont de 15 à 25 ans, sans parler des formations professionnelles. Outre le capital social du cercle familial, absolument déterminant, la différence se fait bien souvent sur ce qu’il est maintenant courant de nommer pudiquement les « savoir-être ».
Et qu’elle est le savoir-être « gagnant » ? L’adhésion, autrement appelée, dans une forme plus mystique, l’enthousiasme (qui en grec renvoie en la présence du dieu en l’individu). Car le fondement du storytelling d’entreprise contemporain est bien de faire de chacun un apôtre de ses valeurs.
C’est là tout l’enjeu de la communication interne, des weekends d’intégration, de motivation, des happyness managers, des réflexions sur les valeurs, les piliers, les fondamentaux,tout l’enjeu de l’intelligence collective, qui ne se comprend qu’en tant que participation enthousiaste à un dessein qui prétend être collectivement construit. A mon sens, le capital humain, en pratique, ne se comprend qu’à la lumière de la conversion de Paul sur le chemin de Damas. Au risque d’en choquer quelques-uns, essayons de regarder le recrutement des apôtres avec le regard d’un responsable des ressources humaines.
Saul (c’est son nom avant d’avoir vu la lumière) est un fondamentaliste juif qui persécute violemment les tièdes, et plus encore les disciples de Jésus. Légaliste et grand connaisseur des écritures, enthousiaste radical, ne comptant ni ses heures ni son énergie, son adhésion à la Loi est sans faille. Quelle recrue parfaite. Mon analogie s’arrête là. Car Saul maîtrise trop bien ses fondamentaux ; c’est le bon élève, et sans l’expérience mystique qu’il vivra sur le chemin de Damas, il n’aurait pas dévié de sa propre voie. Trop compétent, trop attaché aux valeurs de sa première entreprise.
Ce parallèle peut paraître excessif mais il a le mérite, je crois, de problématiser la notion de capital humain et d’employabilité. Saul, le trop compétent dans son domaine, est-il justement « employable » ? Va-t-il adhérer aux « valeurs » de l’entreprise chrétienne ? Disons-le avec nos mots à nous, il manque d’« agilité ». A tout le moins, devrait-il passer une série de certifications, voire se faire coacher afin d’augmenter son capital social et son adaptabilité.
Second problème : comment, si l’on a construit un capital humain solide, soit, pour faire court, des savoir-faire, fondés sur une tradition (que l’on nommera dans sa dimension vulgaire « éducation »), et assortis d’un esprit critique (je ne parle pas ici d’analyse, et encore moins de pensée), comment donc adhérer en apôtre à des « valeurs d’entreprise », expression qui elle-même ne ressortit pas de la sphère strictement professionnelle mais appartient à celle de la morale ?
A cela, plusieurs possibilités :
- La rencontre avec la lumière de Damas (assez rare et peu fiable) ;
- Une rémunération suffisante pour provoquer l’adhésion ;
- Un abaissement des exigences et un renforcement de l’accompagnement.
Ce qui fait des apôtres des employés exceptionnels, sur tous les plans, c’est justement leur « capital humain ». Chacun est irremplaçable. Un pari trop risqué pour les entreprises aujourd’hui, spécialement en ce qui concerne les cadres dirigeants. Car, si les bénéfices d’une entreprise ne tiennent qu’à un seul homme, alors le système est fichu car trop dépendant de ce capital humain unique.
C’est tout le paradoxe de la société contemporaine, dont l’entreprise n’est maintenant qu’une des manifestations les plus visibles, de nous encourager à être unique tout en s’assurant de notre « remplaçabilité ».