Carnets de campagne - semaine du 19 mars
Lundi 19 mars
A l’Institut, Denis Kessler fait son entrée officielle à l’Académie des sciences morales et politiques avec la traditionnelle lecture de la notice sur la vie et l’œuvre de celui dont il occupera désormais le fauteuil. Le hasard est malicieux, car en l’occurrence le disparu fut aussi un grand assureur et un penseur du monde économique. Michel Albert, puisqu’il s’agit de lui, avait notamment marqué le débat public avec un livre intitulé « Capitalisme contre capitalisme » au début des années 90. Il y décrivait deux capitalismes distincts, le « rhénan » qu’il affectionnait, accordant une large part à la planification et au consensus des parties, et l’anglo-saxon, celui du marché et des actionnaires.
Au fil des années, le capitalisme anglo-saxon n’a fait que s’affirmer. Pour une raison assez simple : c’est en fait le seul véritable capitalisme, celui de l’apport en capital des associés. On oublie souvent que le modèle allemand de l’après-guerre, et notamment la codétermination imposée dans les années 1950 et 1970, résulte non pas d’un mouvement spontané des entreprises mais d’une volonté politique. Celle-ci visait à la fois à mettre au pas des milieux économiques allemands coupables d’une collaboration étroite avec le nazisme avant et pendant la guerre, mais aussi à opérer une synthèse avec le monde ouvrier, alors même qu’une autre partie de l’Allemagne était sous l’emprise soviétique.
La chute de l’URSS, la conversion de la Chine à l’économie de marché, la mondialisation des échanges et peut-être plus encore la formidable révolution des techniques financières et avec elle l’essor sans précédent des marchés financiers ont assis la domination inéluctable de ce capitalisme originel. L’Allemagne réunifiée a elle aussi engagé sa mue économique, et si elle n’a pas formellement aboli les règles de la codétermination, elle a bouleversé son marché du travail et sa législation sociale en même temps que ses entreprises se développaient avec les marchés financiers.
Les adversaires du capitalisme ont vu dans la crise financière l’opportunité d’une remise en cause conceptuelle et politique de ce modèle, et le moment de leur revanche, alors qu’il s’agissait d’abord de dysfonctionnements de la politique monétaire et de la régulation du financement de l’immobilier. Dix ans après, les marchés sont au plus haut, les champions économiques et même les grandes banques sont plus forts que jamais. A ce titre, le rapport Notat-Sénard est une aberration dans ses préjugés, son orientation et son timing.
La vraie ligne de partage est à mon sens ailleurs aujourd’hui, et elle tend à devenir un fossé. Il y a d’un côté les entreprises contrôlées, de l’autre les entreprises cotées où il n’y a plus aucun actionnaire de contrôle. Mais des investisseurs épars, souvent des gestionnaires des titres qui ne sont pas les propriétaires ultimes et agissent pour compte de tiers. Dans ces géants, de plus en plus nombreux au sein des entreprises cotées, il n’y a plus vraiment de contre-pouvoir, uniquement un management hyper puissant qui pour autant ne détient pas le capital de la société.
Jeudi 22 mars
Avec d’éminents représentants des PME, longue discussion sur la campagne et l’élection qui nous emmène sur la situation économique de ces entreprises en France. Aujourd’hui, l’un des principaux paradigmes de l’économie mondiale, ce sont les phénomènes de concentration – 20 entreprises font plus de 20% du PIB américain là où il en fallait plus de 60 dans les années 1950 – et d’accumulation des marges au niveau de ces mêmes entreprises – le niveau du taux de profit des entreprises du S&P500 est au plus haut.
Tout se passe comme si les plus grandes entreprises absorbaient une part de plus en plus importante de la valeur ajoutée et plus encore des marges. A l’opposé, les TPE et PME ont souvent du mal à disposer de marges significatives et donc à grossir. La concentration verticale de la valeur semble s’être accélérée, et avec elle probablement deux phénomènes eux aussi largement commentés : la hausse des inégalités sur la partie la plus extrême de la distribution des revenus et des patrimoines, et le ralentissement de la productivité globale des économies.
Sans approche dogmatique, il sera important de revisiter avec rigueur les moyens du droit de la concurrence et des concentrations. Préserver et si possible dynamiser la concurrence, c’est un moteur essentiel de l’économie de marché. Donc de lutte contre les rentes et les positions acquises. Et c’est aussi un outil indispensable pour assurer une compétition loyale entre acteurs.
Vendredi 23 mars
Le terrorisme islamiste frappe encore notre pays. Comme beaucoup d’entre nous, je pars dormir ce vendredi soir en espérant de toutes mes forces que les médecins parviendront à sauver le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame. Au petit matin, hélas, on apprend sa disparition. Le destin est toujours froid, sans morale ni justice, comme pour toutes les victimes qui auront eu le malheur de croiser cet assassin ce jour-là. La France a une nouvelle figure de héros national et d’engagement total.
Le terrorisme n’est pas directement l’affaire du monde économique. Mais les entreprises sont aussi confrontées à la montée des périls. Il y a bien entendu la dimension sécuritaire, pour laquelle il est souvent difficile de prévenir des actes aussi violents que la prise d’otage dans le supermarché de Trèbes. Il n’est pas possible d’équiper chaque entreprise ni même chaque lieu recevant du public de moyens qui empêcheraient à coup sûr des terroristes aussi déterminés d’agir. Au demeurant, ceux-ci visent encore davantage les lieux les plus ouverts, comme les transports en commun ou la voie publique.
En revanche, l’entreprise peut être au premier rang en matière de prévention de la radicalité. Il faut pour cela conjuguer sa capacité inclusive et les moyens dont elle peut disposer pour se prémunir des revendications communautaires. L’entreprise constitue un formidable moyen de réalisation personnelle, et chacun doit pouvoir y trouver son chemin. Mais elle doit aussi, surtout dans un pays laïque, pouvoir prévenir tout ce qui s’apparenterait à une velléité de faire prévaloir le religieux sur la loi et la vie civiles. J’y reviendrai plus en détail prochainement, car ce défi me paraît aujourd’hui majeur.
Bonne semaine à tous.