Carpe Diem

Carpe Diem

Carpe diem, « Cueille le jour », l’expression est belle et semble inviter à l’insouciance, mais est-ce vraiment en ce sens que nous devons la comprendre ?

Ce vers du poète latin Horace : « cueille le jour sans te soucier du lendemain » doit-il être interprété comme une invitation à vivre l’instant présent ? Certainement pas ! Car cela est impossible. L’instant présent étant toujours déjà passé, il est insaisissable. Il n’y a de présent que dans la durée, c’est qu’a fait remarquer avec beaucoup de pertinence Saint Augustin en définissant le temps comme « distension de l’âme », il y a la mémoire comme présent du passé, l’attention comme présent du présent et l’attente comme présent de l’avenir. Bergson dira la chose autrement en affirmant que le présent dure, c’est-à-dire que je ne saisis le moment présent que par rétention et anticipation, ce qui fait qu’il ne peut y avoir de conscience sans mémoire ni anticipation. Mais alors, s’il en va ainsi, il est impossible de ne pas se soucier de l’avenir. Vivre le présent consiste nécessairement à se projeter dans le futur en prenant d’une certaine manière le passé comme tremplin et le présent s’inscrit dans ce passage permanent du passé vers l’avenir. Bergson l’illustre très clairement en prenant l’exemple du discours. Lorsque je parle, pour que je sois présent à mon propos, pour que je ne perde pas le fil, il faut que tout en retenant ce que je viens de dire, j’anticipe sur ce que je vais dire. Si une rupture se produit dans cette dynamique, je ne parviens plus à faire preuve de cohérence, je ne parvins plus à suivre le cours du propos que je suis en train de prononcer.

Comment comprendre alors ce fameux « carpe diem » ? Tout d’abord, en n’oubliant pas qu’Horace était disciple d’Épicure pour qui la vie ne devait pas être perturbée par la perspective de la mort. En effet, pour le philosophe du jardin, « la mort n’est rien pour nous », elle n’est pas à craindre puisqu’elle est la fin de toute sensation, il n’y a donc pas de raison de l’appréhender comme une source de souffrance et d’en craindre les effets. Il faut donc vivre le présent sans qu’il soit entaché de tristesse par la perspective de la mort. Mais cela n’empêche pas ce présent de durer. En revanche, ce qu’il faut éviter, c’est de se perdre dans le passé ou l’avenir et d’oublier que la conscience que nous en avons est tout d’abord présente et que c’est toujours en vue du présent que nous nous souvenons ou que nous anticipons. Je peux me souvenir avec joie d’un moment passé, mais c’est présentement que j’en jouis. C’est d’ailleurs l’une des méthodes que propose Épicure au personnes ayant atteint un âge avancé et ne pouvant plus jouir de la même façon que durant leur prime jeunesse. De même, je peux anticiper l’avenir, mais je dois le faire en étant toujours ancré dans le présent. Ainsi, lorsque j’effectue un travail que j’aime, je poursuis certes un objectif, mais cette projection dans le futur ne m’interdit pas de jouir de l’action que je suis en train d’accomplir. Pour écrire ce texte, j’ai besoin d’avoir en tête le projet de ce que je veux exprimer, mais en même temps, je suis pleinement présent à ce que je fais et la joie d’écrire que je ressens n’est en rien gâchée par le fait que je n’ai pas encore terminé la rédaction de mon article.

Il nous faut donc toujours vivre le moment présent en nous inscrivant dans une durée qui fait que tout en oscillant sans cesse du passé vers le futur, nous jouissons pleinement de ce que nous faisons, percevons ou pensons. C’est le meilleur moyen d’éviter cet écueil dont nous parle Pascal lorsqu’il nous dit dans ses Pensées qu’à force de toujours espérer d’être heureux, nous ne le sommes jamais.

Éric Delassus

Vanna Araldi

J’accompagne les dirigeant(e)s à révéler leur leadership oratoire, grâce à une prise de parole percutante 💥 Fondatrice de La Parole Élancée 💥 Autrice 💥 Conférencière 💥 (+ 𝘥𝘦 20 𝘢𝘯𝘴 𝘥’𝘦𝘹𝘱𝘦́𝘳𝘪𝘦𝘯𝘤𝘦)

3 mois

Aujourd'hui, le "Carpe diem" latin est rendu, en italien, par l'expression : "Saisis-toi de l'instant". Est-ce que l'instant (qui n'est pas le moment) correspond au présent ? Est-ce que l'expression "l'instant présent" est une tautologie ? Vous vous souvenez, Éric Delassus, du film "Le cercle des poètes disparus", là où le vers du poète Horace est proposé par le professeur Keating ? La traduction italienne qui a donné le titre au film (L'attimo fuggente) correspond peut-être mieux à ce que vous affirmez, car le participe présent permet, paradoxalement, de s'installer dans cette oscillation entre passé et futur.

Frédi Véas-Bravo

DSI | Strategie SI | Transformation | AI | Programme Management

3 mois

Merci pour cette réflexion enrichissante. J'apprécie la manière dont tu dépasses l'idée simpliste de "carpe diem" en rappelant, avec Saint Augustin et Bergson, que le présent est inséparable du passé et de l'avenir. Cette approche invite à vivre pleinement l’instant, tout en gardant une conscience de la durée et de la projection vers l’avenir. Cela me fait réfléchir à l'importance de cet équilibre dans le monde professionnel : être engagé dans le présent tout en anticipant l'avenir est essentiel pour rester efficace et motivé.

Jean Maurice Crete

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3 mois

Pourtant l'ode invite bien à cueillir le présent sans croire au lendemain : "Toi, ne cherche pas à savoir (il est sacrilège de le savoir) quelle fin pour moi, quelle fin pour toi les dieux ont assignée, Leuconoé, ni ne sonde les calculs babyloniens. Comme il est mieux de supporter tout ce qui sera, soit que Jupiter t'a accordé plusieurs hivers encore, soit qu'il t'a accordé ultimement celui qui maintenant brise la mer tyrhénienne sur les roches poreuses qui lui font face. Tu ferais mieux de filtrer ton vin et d'un bref moment de tailler les longues espérances! Pendant que nous parlons, le temps se sera déjà enfui, jaloux. Cueille le jour, le moins possible confiante au lendemain." Baudelaire (qui n'a pu lire Bergson) dira : "Il est l'heure de s'enivrer! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise."

Jean-bernard Prouvez

Avocat associé, enseignant du supérieur, passeur. Défendre aujourd'hui, bâtir demain. Droit, stratégie, défense, technologies, Justice

3 mois

Joli rappel à l'inexorable et surtout insaisissable ordre du temps. Et merci pour le "Conseil/Pensées" de Pascal, à vivre dans l'espoir, on finit par n'avoir que lui à regretter en effet. Il faut donc distendre nos esprits pour prendre toute la mesure et les plaisirs du temps. Et suivons Epicure pour ne pas trop se perdre en luttes ou contraintes inutiles en redoutant trop le "passage". Au temps retrouvé. Bonne "journée" et merci de cette publication qui mérite le "temps d'une lecture".

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