Ce que le confinement dit de nous et comment Soljénitsyne peut nous sauver !
Étrange sensation que de se dire qu'en cet instant quatre milliards et demi d'êtres humains (ou cinq, on se perd dans les calculs) sont confinés. Curieux sentiment que d'être ainsi témoins d'une de ces "accélérations" dont l'histoire a été si riche, mais dont ma génération (les "X") n'avait guère rencontré que des ersatz. Difficile de ne pas ressentir une forme de vertige tant tout conspire, non pas à nous nuire comme dans Racine, mais à nous faire croire que nous nous trouvons au bord d'un précipice.
Pourtant malgré cette "dramatisation" de la pandémie, décompte macabre hypnotique quotidien à l'appui, malgré le recours ad nauseam à l'émotion plus qu'à la raison scientifique, nous sommes nombreux à peiner à voir dans le confinement une réponse appropriée. Il reste complexe d'aborder cette question tant toute suggestion de ne pas céder à la panique vous vaut d'être pris pour un nouveau "somnambule"*. Prenons toutefois ici le risque de questionner la stratégie retenue par l'Occident dans sa lutte contre la pandémie et tâchons de voir ce qu'elle dit de nous.
Pour résumer, le confinement est la solution qui a été jugée “la moins mauvaise” par les dirigeants de presque tous les pays occidentaux (à l'exception notable des suédois, avec un courage politique remarquable et totalement anachronique). Il a été imposé sous le coup de l’émotion, dicté par la peur, voire la panique, et rendu relativement inévitable sous la pression de son adoption par les pays voisins.
Est-il trop tôt pour juger le bilan du confinement ? On peut craindre que la messe ne soit déjà dite. Pour faire simple, il aura permis de sauver des vies à un coût exorbitant. Soyons lucides : désastre sanitaire, drame social, plus grande crise économique de l'après-guerre, sacrifice de la jeunesse, crise politique (?)... il sera difficile de sérieusement avancer que le confinement aura fait sur le long terme plus de bien que de mal à notre société. Nous n'échapperons pas aux débats d'experts sur le sujet, et ils auront certainement de forts relents d'arrière-cuisine politicienne, ce débat-là peut attendre. En revanche, interrogeons-nous sur la facilité avec laquelle nous avons, collectivement, accepté cette stratégie de lutte contre la pandémie. Comment en sommes-nous arrivés à considérer comme un évidence qu'il était juste et nécessaire de renoncer à tant de libertés, à faire tant de sacrifices ? C'est là que Soljénitsyne peut nous aider...
Manque de courage et chute de la spiritualité
Rappel des faits : en juin 1978, lors d'un discours mémorable, le dissident soviétique Alexandre Soljénitsyne** stupéfia l'assemblée en accablant l'Ouest au lieu de critiquer le régime communiste (il était en réalité très critique des deux). En plein guerre froide, et devant "l'élite" de l'occident (des étudiants de l'Ivy League, à Harvard), il morigéna le capitalisme triomphant et sûr de lui (une situation qui n'est pas sans rappeler le monde pré-Covid-19). Il frappa là où personne ne s'y attendait, en critiquant le manque de courage et la chute de spiritualité de notre société.
Quel rapport avec ce que nous vivons aujourd'hui ?
La crise du Covid-19 a réintroduit la mort dans notre quotidien et nous interroge sur notre rapport avec elle. Les décisions politiques liées à la pandémie, les immenses sacrifices consentis, n'ont de rationalité qu'à l'aune de notre peur irrationnelle de la mort. Tout est désormais comme si cette composante de notre humanité était devenue obscène, qu'il fallait la cacher à tout prix (le concept même des EPHAD n'est-il pas, aussi, celui d'une invisibilisation de ceux qui vont mourir ?). Comment en sommes-nous arrivés à nous émouvoir à ce point des images des cercueils quittant Bergame ou à être dérangés par la vue de nos aînés ? La mort fait, ou plutôt faisait, de moins en moins partie de nos vies... N'est-ce pas là un signe du gouffre spirituel dans lequel la société moderne s'est enfoncé ?
Soljénitsyne nous alertait sur le fait que les transformations politico-sociales aux fins matérialistes nous enlevaient ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. Il nous questionnait ainsi il y a plus de quarante ans : "Est-ce vrai que l'homme est au-dessus de tout ? N'y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l'intégrité de notre vie spirituelle ?"
Notre réaction face à la pandémie montre notre désarroi face à un phénomène naturel pourtant d'ampleur modérée***. Le rappel de notre condition humaine nous terrifie. Quant à nos atermoiements au moment de procéder au déconfinement, comment ne pas revenir, là encore, aux mots de l'écrivain qui évoquaient notre manque de courage collectif et celui de nos dirigeants :
"Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l'Ouest aujourd'hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays (...). Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société toute entière."
Chacun aura son idée, concernant la pertinence du confinement, mais une chose est sûre : ce n'était pas une décision courageuse. C'est tout l'inverse. Et quid du déconfinement ? S'il s'avère que nous devons tendre vers une immunité collective pour retrouver un succédané de liberté, comment allons-nous réagir ? Car Soljénitsyne résumait ainsi le questionnement des citoyens de notre côté du mur : "Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun ?" Voilà qui augure de sérieuses secousses dans les semaines qui viennent, notamment si les promesses de vaccin font long feu.
La relecture de ses mots si sévères à l'encontre du "monde libre" (les guillemets s'imposent), son diagnostic : le déclin du courage et la chute de la spiritualité dans nos sociétés, offrent une grille de lecture possible expliquant le basculement surréaliste dans notre état de "confinés". Nul doute qu'il est possible de trouver bien d'autres racines à la séquence que nous vivons. L'avantage du constat prophétique de Soljénitsyne, c'est de nous donner également, puisqu'il sera bientôt temps de bâtir le monde d'après, une vision claire de la direction dans laquelle nous devrions aller : "Ce n'est que par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que l'humanité peut s'élever au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde."
Bon confinement à tous mais surtout courage et spiritualité.
* Les "somnambules" sont ceux qui ne virent pas jusqu'au dernier moment l'engrenage d'escalade guerrière dans lequel l'Europe allait se retrouver en 1914. (Christopher Clark - Les Somnambules)
** Écrivain russe (1918-2008), prix Nobel de littérature (1970).
***Le taux de mortalité du Covid-19 ne cesse d'être revu à la baisse au fur et à mesure de l'intensification des tests, on évoque désormais 0,2 à 0,4%.
Smart World in Green®
2 ansUne analyse existentielle est toujours vitale. Intéressant de passer par Soljénitsyne pour se référer à notre manière de vivre une pandémie et à la perception de nos forces/faiblesses. Faut que je relise! Merci en tout cas pour partager.
AMO, conception, développement foncier
4 ans"Difficile de ne pas ressentir une forme de vertige"
Sales Director chez Edmond de Rothschild
4 ansBravo Bruno, très beau!
Transformation & Digital Soufflet Agriculture
4 ansJ'aime à croire en la pensée prophétique de Frankl: "Dans les camps de concentration nazis, les plus aptes à survivre étaient les prisonniers qui avaient une tâche à accomplir après leur libération." Donner un sens collectif à notre société serait un héritage positif du confinement !
Equity Asset manager
4 ansBravo Bruno, c’est excellent. À Montaigne et Soljénitsyne, il faudra ajouter La Boétie qui, avec la Servitude volontaire, nous avait déjà tout dit sur le confinement.