C'est évident ! (mais ça ne marche pas)
Le manager que j’écoute exprimer son incompréhension alors qu’il vient de recevoir plusieurs retours négatifs de ses collaborateurs, s’est « fait tout seul ».
A force de travail acharné, de sacrifices et d’ambition, il a intégré l’entreprise dont il avait rêvé et gravi les échelons de la hiérarchie. Pour avancer sur ce sentier escarpé, sans aucun doute, il s’est arrimé à de solides convictions et construit de précieux repères. Il se tient droit, parle avec assurance, multiplie les récits pourvoyeurs de sens sur la façon de manager ses équipes, à la fois fier et très inquiet car ce train qu’il pensait conduire de main de maître, menace aujourd’hui de dérailler...
Incompréhension. Déception. Son tableau de bord affiche pourtant les valeurs qui l’ont toujours guidé : détermination, satisfaction du travail accompli, éthique, humanisme.
Ce qui vient gripper cette machine bien huilée, ce qui déstabilise ce manager, c’est avant tout la faillite de l’évidence. L’évidence qui, selon sa définition, s’impose à l’esprit comme une vérité ou une réalité, sans qu’il soit besoin de l’interroger. Celle qui confortait ce manager dans ses choix parce qu’il avait « toujours pensé ou fait comme ça ».
Chaque jour, nous agissons en effet en fonction de l’évidence. C’est même grâce à elle que nous avançons dans la vie de façon fluide, sans nous plonger à chaque instant dans d’inextricables hésitations. Pédaler sur un vélo, conduire une voiture, couper une tranche de pain, descendre un escalier… Nous savons que nous savons faire, au point que nous avons perdu la conscience de ces gestes. Nous les avons ou-bli-és.
François Billeter rappelle, dans ses "Leçons sur Tchouang-Tseu", l’observation du philosophe chinois : l’apprentissage du « geste juste » passe par « la mise en sommeil de la conscience ». Autrement dit, l’oubli résulte de la maîtrise des choses.
Dans le droit fil de cette remarque, Tchouang-Tseu suggère que ces gestes familiers tombés dans notre propre oubli, soient dignes de notre réflexion. Nous avons, dit-il, tout à gagner à préserver la primauté de la conscience au corps, à son activité et à sa spontanéité.
Les revers de mon client-manager m’amènent à Tchouang-Tseu par analogie. Chaque jour, non seulement nous agissons en mettant en interaction corps et objets en fonction de l’évidence, mais aussi nous interagissons avec les autres, en fonction de cette même évidence.
Nos modes de pensée, nos actions et réactions, nos comportements nous semblent clairs et intelligibles pour tous - bref, évidents. Au fil du temps, nous créons et re-créons des situations sans y réfléchir, hors du champ de notre conscience. De plus, par le passé, nos façons d’interagir avec les autres ont pu faire leurs preuves et nous apporter des satisfactions. Nous les remettons donc spontanément « dans le circuit »…
Ce manager a lutté, fait preuve de ténacité, de courage. Et il a réussi. Il a donc intégré la maîtrise d’un savoir-faire relationnel dans les situations difficiles. Chacun possède et stocke ainsi dans les méandres de son inconscient, les recettes de ses propres succès. Qui marchent jusqu’au jour où elles ne marchent plus ! En tout cas pas dans ce contexte-ci, ni dans ce lieu-là, ni dans ce temps, ni avec ces personnes… Parce que ce qui valait hier ne vaut peut-être plus aujourd’hui.
Si nous ne sommes pas prêts, avec Tchouang-Tseu, à questionner nos gestes quotidiens les plus spontanés, nous pourrions tenter de nous interroger face aux situations qui nous déstabilisent ou nous semblent incompréhensibles. Quatre clés peuvent alors ouvrir notre champ de vision :
1- S’arrêter devant ce que l’on ne comprend pas
2- Avant de s’en prendre aux autres, prendre le temps de l’introspection
3- Questionner l’évidence - tout ce qui s’inscrit depuis longtemps dans notre logique, car elle n’est pas universelle
4- Observer d’où l’on parle et repérer ce qui peut nous brouiller la vue
Ce manager désorienté expérimentera alors d’autres points de vue, re-visitera la validité de plusieurs de ses convictions - celles qui lui furent autrefois précieuses et lui ont fait le « cuir épais ». S’il accepte ce changement de vision pour lui-même, il va développer sa capacité à créer des contextes de changement pour son équipe, et acquérir de la flexibilité dans la résolution de problèmes.
Sylvie RAMIR
Arpenter des territoires inexplorés - Penser et agir autrement