Charles Baudelaire, poète moderne et maudit
Dandy jusqu’au bout des ongles dans l’abondance ou l’indigence, « Byron habillé par Brummel », selon son ami Gustave Le Vavasseur, Charles Baudelaire est un être de paradoxes. Bourgeois rebelle, chrétien apologiste du péché, poète non conformiste vulgarisateur des vers en prose mais cependant plus proche de Racine que de Corneille, détracteur de la photographie dont il a été l’un des modèles les plus assidus, critique du baron Hausmann tout en célébrant le nouveau visage de ce Paris moderne qui le nourrit et l’inspire… Hommage à celui qui a « pétri de la boue et [en a] fait de l’or », Epilogue des Fleurs du mal.
Charles n’a que six ans lorsque son père déjà âgé meurt, et le petit parisien entretient alors une relation œdipienne, passionnelle, avec sa mère Caroline. Moins de deux ans après la mort de Joseph-François, un officier élégant et ambitieux vient briser cette douce fusion en épousant la veuve. Les rapports entre le futur général et sénateur Jacques Aupick et l’enfant ne sont d’abord pas mauvais, mais Charles manifeste à l’adolescence une indiscipline et même une insolence qui lui valent d’être renvoyé du lycée Louis-le-Grand en 1836. Aupick est d’autant plus humilié par cette éviction qu’il a discerné l’intelligence hors norme du garçon.
Il misait avec sa femme sur une reluisante et sécurisante carrière bourgeoise, et voilà que le jeune insoumis, mais malgré tout bachelier, annonce qu’il désire vivre de sa plume comme ses maîtres, Théophile Gautier, Victor Hugo ou Charles-Augustin Sainte-Beuve. « Quelle stupéfaction pour nous quand Charles s’est refusé à tout ce qu’on voulait faire pour lui, a voulu voler de ses propres ailes et être auteur ! Quel désenchantement dans notre vie d’intérieur si heureuse jusque-là ! Quel chagrin ! Nous avons eu alors la pensée, pour donner un autre cours à ses idées, et surtout pour rompre quelques relations mauvaises, de le faire voyager », confiera Caroline à Charles Asselineau, ami et biographe de son fils.
L’officier Aupick recommande son beau-fils au commandant du Paquebot-des-Mers-du-Sud qui part pour les Indes en 1841. Charles, perdu dans ses lectures, ne fait guère d’effort pour s’intégrer à l’équipage mais succombe à la beauté des paysages de l’archipel des Mascareignes où le bateau a dû faire escale après une tempête : « C’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ses côtes, riches en verdures de toutes sortes, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits », Petits poèmes en prose, XXXIV (1869). Frappé par sa rencontre avec l’Albatros, sa sensualité s’éveille au contact des belles créoles qui lui inspirent plusieurs poèmes comme A une Malabaraise ou La Maison de Dorothée.
Mais Paris manque à cet urbain jusqu’au bout des ongles qui décide de ne pas poursuivre la traversée. De retour en France, il rassure sa mère : « Me voici revenu de ma longue promenade. […] Je crois que je reviens avec la sagesse en poche ». Désormais majeur, il peut jouir de l’héritage paternel et de la bohème parisienne avec une sagesse néanmoins douteuse. Luxueusement installé dans un hôtel de l’île Saint-Louis, il acquiert tableaux, grands crus, vêtements cossus, livres rares, et entretient des femmes de joie et demi-mondaines, essentiellement la mulâtresse Jeanne Duval, sa « Vénus noire », ainsi décrite par Nadar dont elle a également été la maîtresse : « Elle était très grande, avec la démarche souple des Noirs, et des yeux grands comme des soupières ». Tout cela lui coûte très cher. Sa fortune y passe en moins de trois ans, mais aussi sa santé. La syphilis s’est insidieusement invitée et a commencé la lente et douloureuse destruction du poète, décidément maudit.
Baudelaire fait ses premiers pas dans le journalisme, étape inéluctable pour les hommes de lettres du XIXe siècle. Il a du mal à joindre les deux bouts mais demeure invariablement bien mis, quitte à rapiécer sa chemise d’un blanc immaculé et à solliciter l’aide financière de sa mère. C’est donc avec élégance et impertinence qu’il survit à la misère, dandysme oblige. Ses contradictions le poussent à la provocation et l’ironie, arme fatale contre la timidité maladive qui l’habite et pour lesquels les paradis artificiels sont peut-être moins une source d’inspiration qu’un refuge.
Enraciné dans la ville lumière dont il dépeint le quotidien plus populaire que bourgeois, Baudelaire aiguise son œil sur le Beau et la recherche de l’infini. Pour lui, ils ne résident pas dans la copie des Antiques, mais dans « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », Le Peintre de la vie moderne (1863). Son regard se porte vers la rue et les guenilles d’une mendiante ou le dos échiné d’un vieillard. Et pour cette raison il admire d’avantage Eugène Delacroix ou Louis-Eugène Boudin qu’Horace Vernet, peintre des grandes batailles et « antithèse absolue de l’artiste ».
Baudelaire produit des poèmes au compte-goutte et se lance en 1845 dans la critique d’art. Le Salon annuel dont il publie le compte-rendu de son œil aiguisé et lucide lui permet enfin d’être reconnu dans le monde féroce des hommes de lettres. Néanmoins, le poète a du mal à se faire publier, ou retarde volontairement le projet, toujours occupé ailleurs. Trop perfectionniste sans doute. Il échappe à son projet avec la rencontre d’Edgar Poe en 1847 dont il devient le traducteur et l’attaché de presse, si l’on peut dire. Les deux opiomanes ont mille choses en commun : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant », écrit-il à son ami Théophile Thoré-Burger, le re-découvreur de Vermeer.
Dix ans plus tard seulement, après quinze années de travail, Les Fleurs du mal sont publiées et font scandale. Quelques mois après Gustave Flaubert pour Madame Bovary, Charles Baudelaire ainsi que son éditeur sont condamnés pour outrage à la morale publique dans le bien-pensant second Empire… La vie n’est décidément pas que « luxe, calme et volupté », L’Invitation au voyage, Les Fleurs du mal. Désespéré et afin de quérir une bonne étoile sous d’autres cieux, le poète s’exile en Belgique sur les pas de Victor Hugo avec qui il entretient une relation amour-haine. Trop parisien, il déteste la provincialité de Bruxelles, ce « bâton merdeux ». (A nos amis Belges, cette citation du poète n’engage en rien le jugement de l’auteur, ndlr).
L’écorché vif qui n’aura finalement aimé profondément qu’une femme, sa mère, n’a guère eu le succès qu’il méritait durant sa vie. Consumé par la maladie, se complaisant dans le Spleen, se soulageant dans les stupéfiants, conscient de son péché, il défend Sade contre Sand, « Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant ». Tout vient pour lui de la faute originelle, d’où sa quête d’absolu dans l’infini, le beau, l’art.
Seuls ses proches ont su percevoir de son vivant le génie du tumultueux critique et poète, et son œuvre ne sera appréciée à sa juste valeur qu’après sa mort, le 31 août 1867 à Paris, il y a exactement cent-cinquante ans, à l’âge de quarante-six ans.
« Ce poète que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique éprise du Mal et de la dépravation […] avait l’amour du Bien et du Beau au plus haut degré », explique Théophile Gautier, tandis que Gustave Flaubert à la réception des Fleurs du mal, écrit au « plus important des poètes » selon Paul Valéry, « J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre, comme une cuisinière fait d’un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m’enchante. — Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). […] En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'Art y prédomine » - « Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d'Angleterre ».
Albane de Maigret
Directeur de la rédaction Press Tv News
7 ansRemarquable !
Une éclaircie dans le beau ciel obscur de ce poète mal aimé qu'est Baudelaire,merci pour votre article..
Area General Manager chez Confidentiel
7 ansMerci pour cet éclairage
Avocat au Barreau de Paris / Chargé de Conférences à l’Université
7 ansTrès bel article. Merci pour ce partage.