Stendhal, père du roman moderne
« Je trouve qu’il n’y a pas de ridicule à mourir dans la rue si on ne le fait pas exprès » écrivait Stendhal en 1841. Il disait aussi : « Puisque la mort est inévitable, oublions-la ». Aujourd’hui pourtant nous ne pouvons oublier qu’Henri Beyle est tombé boulevard des Capucines à Paris d’une crise d’apoplexie le 23 mars 1842. Plus italien que français dans son esprit, il a lui-même rédigé l’épitaphe qui orne sa tombe au cimetière de Montmartre dans la langue de Dante :
« Arrigo Beyle. Milanese. Scrisse. Amo. Visse », « Henri Beyle. Milanais. Il a écrit. Aimé. Vécu ».
Emprunt des idées des Lumières, le jeune Henri est un élève vif et brillant qui quitte sa Grenoble natale en 1799 pour rejoindre Paris sous la protection de son cousin Pierre Daru, secrétaire général du ministre de la Guerre. D’un tempérament romanesque, il rêve de devenir un grand séducteur et un auteur de « comédies comme Molière ». Paris ne lui permet pourtant pas de réaliser ce dessein. Le voilà secrétaire maladroit de Daru, raillé pour ses fautes d’orthographe - il écrit cela avec deux « l » - dans une ville qui le terrorise et qu’il ne parvient pas à apprivoiser.
En 1800, un peu forcé, le Dauphinois suit l’armée du Premier consul Bonaparte à Milan dont il devient amoureux et qu’il ne cessera de chérir : « Tout me charmait, l'architecture, la peinture, la musique, les femmes, la société avec sa physionomie demi-étrangère ». La capitale de Lombardie offre la plénitude que Paris n’a su lui apporter : « J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait », livre-t-il dans La vie de Henry Brulard (Œuvre autobiographique inachevée, rédigée en 1835).
Grisé par la Scala, le premier théâtre du monde selon lui, et la vie mondaine milanaise dénuée de ces hypocrisie et vanité si françaises, impressionné par les grandes batailles comme celle de Marengo, le jeune officier est marqué et remarqué. Pourtant en 1802 il donne sa démission de l’armée et revient à Paris où il s’adonne à une vie studieuse et sociale. Il étudie le grec, l’anglais, la danse, l’escrime, prend des cours de déclamation, s’abreuve de lectures et sort dans les salons d’une ville qui s’offre désormais sous un meilleur jour.
Après un séjour à Marseille pour suivre une maitresse, il revient ruiné à Paris et reprend ses grades dans l’armée grâce à ses cousins Daru. Voilà Beyle en Allemagne, en Autriche, en Russie ; à Iéna, Berlin, Brunswick ou au bord de la Bérézina… comme officier d’administration. Sa tâche ne l’empêche pas de mener une vie de dandy ; de tomber mille fois amoureux, comme toujours pour cet être en quête perpétuelle d’amour, et de profiter de la vie artistique et mondaine de bals en concerts dans les villes de garnison.
En 1814, Napoléon Ier tombe et la carrière militaire d’Henri Beyle avec lui. Il envisage de proposer ses services à Louis XVIII mais « trente mille nobles affluent par toutes les diligences pour tout demander », écrit-il à sa sœur Pauline. C’est donc à Milan qu’il prend sa retraite et commence véritablement à écrire. En 1817, deux ouvrages sont publiés : l’Histoire de la peinture en Italie, sous son vrai nom, et Rome, Naples et Florence sous le pseudonyme de Stendhal, d’après le nom de la ville allemande Stendal, qui deviendra son nom de plume. Cet ouvrage précurseur des touristes contemporains lui donne une certaine notoriété.
Fort de ce succès, Stendhal se lance dans le roman et rédige Armance qui passe inaperçu, puis Le Rouge et le Noir qui se démarque du romantisme et du roman historique. Avec ce chef-d’œuvre, il jette les bases du réalisme et du roman moderne. Stendhal est un fin observateur, sans doute peu imaginatif et terriblement sensible. « Le plus grand psychologue du siècle » ainsi que le surnomme Hippolyte Taine a donc besoin de s’appuyer sur des faits et des décors qu’il maîtrise. Il ne se glisse pas dans un personnage mais se transmute, envisage ce qu’il aurait fait dans les circonstances qu’il pose, prend à parti le lecteur, joue, s’amuse. Il unit l’homme et l’œuvre par l’affirmation d’un moi fort et vit et écrit d’un même mouvement. C’est cela qu’il définit comme l’égotisme beylien.
Riche de ses voyages et de ses rencontres, beau parleur, Stendhal séduit par son esprit plus que son physique comparé à celui de l’Hercule Farnèse par Romain Colomb, son exécuteur testamentaire. Plus flatteur malgré tout que le sobriquet de la « Tour ambulante » que lui donnaient ses amis de collège. Théoricien de la passion amoureuse, il développe son principe de la cristallisation dans De l’Amour (1822) : « En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime ».
Nommé consul de la petite cité de Civita Vecchia en 1830, Stendhal continue d’écrire mais n’achève pas ses ouvrages. Il s’ennuie à mourir dans cette ville privée de vie intellectuelle, de jolies femmes et de distractions. Reclus dans l’ornière administrative que lui impose son poste de fonctionnaire, il décide de suivre la devise du SFCDT, Se foutre carrément de tout, ainsi qu’il explique à l’académicien Jean-Jacques Ampère dans une lettre de mars 1835. De toutes façons, comble de l’orgueil ou de l’humilité, il affirmait : « J'écris pour des amis inconnus, une poignée d'élus qui me ressemblent, les happy few », Vie de Henry Brulard ?
Heureusement pour nous, cette retraite a une fin et Stendhal publie en 1839 La Chartreuse de Parme qu’il a rédigé en cinquante-trois jours et qui lui vaut les éloges d’Honoré de Balzac : « M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs ».
« Il faut secouer la vie, autrement elle nous ronge » affirmait Beyle à sa sœur. Julien Sorel, Fabrice del Dongo ou encore Lucien Leuwen en sont la preuve, et la lecture de leurs aventures le risque d’attraper le syndrome de Stendhal…
Albane de Maigret
Conan le barbare ?