"Chiffres et Citoyenneté" d'Olivier Peraldi et François Jeger - parution le 11 mai, éd. Hermann (extrait II)

"Chiffres et Citoyenneté" d'Olivier Peraldi et François Jeger - parution le 11 mai, éd. Hermann (extrait II)

"(...) Ces derniers temps, la littérature charge. Pas dans le sens des hussards de la République, plutôt dans le sens des cantonniers suant à grosses gouttes sur l’ouvrage. L’Académie tousse. L’actualité s’en amuse. Tout y passe : néologisme incontrôlé d’une bien étrange « bravitude » d’une candidate à l’élection présidentielle, troublant lapsus d’un ministre de l’économie déclarant avoir pour livre de chevet Zadig & Voltaire, mais aussi déclaration à l’emporte-pièce d’un autre ministre de Bercy estimant que des ouvrières « pour beaucoup illettrées » peineront à retrouver un emploi. Polémique immédiate. Beaucoup s’offusquent du caractère abrupt du propos. Parmi ceux-là, combien s’étaient scandalisés d’un illettrisme croissant ? Le classement en 2013 de ce fléau au rang de grande cause nationale n’aura pas été suivi d’une démarche de prévention massive au sein de l’école d’où sortent pourtant la moitié des illettrés ; l’autre moitié étant composée d’immigrants. Absence de verbe. Absence d’action. Ainsi, les élites font elles autant preuve de liberté envers leurs propres lettres que de paresse envers le dénuement des autres.

Ce peut-il que la France ait perdu le sens des mots ?

Forte de quinze Prix Nobel de littérature, faisant la course en tête loin devant les autres nations y compris les Etats-Unis qui n’en comptent que onze, ce peut-il que la France ait perdu le sens des mots ? Constellant sans retenu le moindre discours politique, le chiffre annihile le débat plus qu’il accompagne le cheminement intellectuel d’une idée, d’une conviction, d’une réflexion. L’altération de l’idée par une représentation seulement chiffrée, sa mise en image par des graphes, des courbes, des tableaux, résume jusqu’à les occulter les conditions, attendus et étapes intellectuels, dont elle procède. Cette réduction hors les mots mérite une retraduction permettant d’exprimer le contexte du résultat chiffré et, somme toute, d’en retrouver le sens.

Utilisant le logiciel d’analyse sémantique Alceste, nom aussi littéraire que prédestiné, des chercheurs ont comparé l’usage du chiffre dans les débats des députés portant sur la réduction de temps du travail en 1936 et en 1998[1]. En soixante ans, le recours au(x) chiffre(s) a plus que sextuplé, passant de 211 à 1 341 pour exprimer globalement la même idée de la proposition de réduire le temps de travail hebdomadaire. Les prises de parole ont, elles aussi, fortement augmenté passant de trente-et-une interventions en 36 à plus de cent en 98 sur les seules séances de discussion générale en première lecture. De quoi rendre atrabilaire le moindre citoyen désireux de suivre les échanges en hémicycle.

Le basculement vers le chiffre "institutionnel"

Constatant cette expansion de l’argumentation chiffrée autant que de la logorrhée du discours, les scientifiques soulignent à la fois la permanence des catégories de chiffres utilisées, les répartissant en chiffres « rhétorique », « seuil », « expertise » ou « norme », et les conditions de production identiques, sauf pour les chiffres d’expertise, ces derniers n’étant plus en 98 issus des calculs des parlementaires eux-mêmes mais des simulations d’organismes publics. Le basculement du chiffrage individuel à des estimations chiffrées institutionnelles explique en grande partie l’inflation de chiffres dans le débat. Problème : loin d’apporter des conclusions irréfutables, les organismes d’analyse économique, souvent entraînés dans une posture quasi-concurrentielle, mettent à disposition des chiffres à profusion dont l’appréhension, et surtout la comparaison, s’avèrent délicates, quand elles ne sont pas purement et simplement impossibles, faute de critère commun.

Le chiffre n’a de sens que par sa capacité à rendre compte d’une réalité et aider à la décision. Pour autant, complexité croissante des sujets et – de plus en plus – prise de conscience des interactions collectives mises en jeu par la plupart des décisions politiques invitent à renseigner le décideur en amont de celle-ci. La quantité d’information semble être au rendez-vous quand son caractère le plus irréfragable possible, c’est-à-dire sa qualité, ne permet pas une décision sereine en « toute connaissance de cause ».

La profusion de chiffres a-t-elle rendu plus crédible l’orateur politique ? A-t-elle permis d’étayer sa capacité de conviction, d’entraînement ? En soixante ans d’avancée du chiffre dans le discours politique, la confiance des Français en la parole de leurs élus n’a cessé de chuter. Près de neuf Français sur dix estiment que les décideurs politiques « se préoccupent peu ou pas du tout » de ce qu’ils pensent[2]. Démonétisée, la parole politique perd son âme en même temps qu’elle recourt aux chiffres. Ceux-ci sont bien impuissants à soutenir des mots d’ordre plus littéraires tels que « bouclier fiscal », « inversement de la courbe du chômage », ou encore toute incantation à l’« optimisme citoyen ». Bien peu trouvent encore l’oreille de Français de plus en plus défiants et incrédules (...)

[1] La place des arguments chiffrés dans les débats sur les semaines de 40 et 35 heures, Franck Bessis / Université Lyon 2, et Delphine Remillon / Ined, in la revue Mot, Les Langages du politique, n°100, ENS Editions, 2012.

[2] Baromètre Cevipof/CNRS, janvier 2014.

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