L'Opinion publie les bonnes feuilles de "Chiffres et Citoyenneté" d'Olivier Peraldi et François Jeger.

L'Opinion publie les bonnes feuilles de "Chiffres et Citoyenneté" d'Olivier Peraldi et François Jeger.

Dans le contexte français de perte de confiance du public dans les institutions et de monté des mécontentements, l'Opinion consacre la dernière page de son édition datée du 8 juillet à Chiffres et Citoyenneté, 16 mesures pour un sursaut démocratique, d'O. Peraldi et F. Jeger, qualifiant les analyses qui y sont présentées d'aussi "pertinentes qu'impertinentes". Ci-dessous, les extraits publiés.

Le principe d’« imprécaution »

"Introduit en 2005 dans la Constitution, le principe de précaution s’est répandu dans toutes les strates de la vie civile au point d’hypothéquer la capacité de recherche des scientifiques, de remettre en cause des campagnes de vaccination, voire d’empêcher certaines activités pourtant jusqu’alors habituelles en centres de vacances. Le chiffre est seul à échapper sans vergogne à cette férule de fer. Le chiffre public bien entendu qui, en France, peut se permettre sans coup férir et de façon récurrente toutes les prises de risques, foucades et autres billevesées.

Ainsi en va-t-il des prévisions gouvernementales. Là où un médecin se trompant dans ses diagnostics serait sanctionné, les gouvernants s’autorisent toutes les extravagances. Rapports de la Cour des comptes, admonestations de la Commission européenne, critiques acerbes d’économistes ou universitaires, moqueries des médias jusqu’à la désaffection de l’opinion, rien n’y fait, le budget est toujours construit sur le chiffre haut de la fourchette du raisonnable, voire au-dessus. Sans conteste, certains jouissent d’un principe exorbitant et, pour tout dire, irresponsable d’« imprécaution ».

Les prévisions du taux de croissance sont déconcertantes d’incapacité de renseigner l’avenir, tant le péché d’optimisme est massif et récurrent. La prévision de croissance de 1 % pour 2014 aura été révisée de mois en mois : de fait la croissance n’aura été, in fine, que de 0,2 % soit cinq fois moins ! Que penser de la prévision de 1,7 % de croissance sur laquelle se base le programme de stabilité 2014-2017 envoyé par la France à la Commission européenne fin 2014 ? Déjà Bruxelles imposa à la France la création en 2012 d’un Haut conseil des finances publiques. Un HCFP dirigé par le président de la Cour des comptes censé apporter un peu de crédit aux prévisions gouvernementales. Las, ce nouveau cénacle de hauts commissaires n’a pas mis deux ans pour se discréditer aux yeux de l’Europe en validant les prévisions de croissance de Bercy, démenties à peine six mois plus tard par la réalité.

La difficulté de prévoir l’évolution du contexte international mais aussi l’« imprévisibilité » du comportement des Français généralement alléguées par les services ministériels confinent au grotesque. D’autant que, là encore, la France se distingue de ses voisins européens qui, à quelques exceptions près, présentent une bien meilleure efficacité prospective. Et lorsque des instances étrangères ou internationales sont prises en défaut d’« imprécaution » dans leur mission d’évaluation et de prospective, comme cela fut le cas du FMI et de l’OCDE, elles font amende honorable publiquement, présentent une analyse de leur échec à prévoir, et les réformes mises en œuvre pour éviter que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Principe de précaution, éthique du discours autant que souci de la vérité des chiffres s’opposent à une approche française archaïque et coupable laissant la part belle à la naïveté, l’incantation, l’incompétence peut-être… (...)

Sortir des chiffres "battus"

La médiatisation de l’économie reste enfermée dans le commentaire d’un nombre très restreint de chiffres : la croissance, l’indice des prix, le nombre de chômeurs, les exportations, la cotation du CAC 40. Cette réduction extrême de la réalité ne peut, dans la conjoncture actuelle, qu’entretenir le pessimisme. Pourquoi dans le bilan de l’année 2014 n’a-t-on pas annoncé la réduction de 2 % de nos émissions de gaz à effet de serre ? Entend-on parler en même intensité que des trains qui n’arrivent pas à l’heure des performances ou bonnes nouvelles que sont par exemple les fluidités d’actes de la vie quotidienne permises par la révolution technologique ou encore l’évolution du nombre de cancers guéris. Il n’est pas encore loin le temps où il fallait se déplacer une demi-journée de temps pour obtenir une carte grise, régler un différend administratif, même si certes il reste encore beaucoup à faire.

Les indicateurs sur la qualité de la vie publiés régulièrement depuis le rapport Stiglitz par l’Insee sont rarement commentés par la presse ou les décideurs politiques. Manquent-ils de curiosité ? Sont-ils plutôt frappés de mimétisme collectif au point de n’oser sortir des chemins battus ? D’autres pays sont plus audacieux.

En Australie, les dirigeants sont régulièrement interpellés par les médias pour commenter des indicateurs sur la société, l’environnement et la gouvernance. En Belgique wallonne, les indicateurs sur l’écologie ou sur la santé sociale doivent faire l’objet d’un débat au Parlement chaque année. En Grande Bretagne, un tableau de bord sur la qualité de vie, y compris l’état d’anxiété de la population, fait l’objet de la plus grande attention du Cabinet du Premier Ministre.

Un débat bien éclairé sur ces sujets serait de nature à relancer la participation citoyenne sous une forme rénovée. Ces données, demeurées dans l’ombre jusqu’ici, pourraient être autant de prétextes à libérer la parole. Les thèmes ne manquent pas : qualité de la vie, efficacité des services publics, attentes envers l’Etat, éthique sociale, éducation et enseignement, smartcities, protection des données et libertés publiques... Certains sont certes plus tangibles pour le grand public que les émissions de gaz à effet de serre…

Une loi vient d’être votée (13 avril 2015) en ce sens : le Gouvernement remet au Parlement chaque année un rapport contenant des indicateurs de qualité de vie et de développement durable. Excellente initiative qui prévoit même que ce rapport « peut faire » l’objet d’un débat devant le Parlement. L’échéance choisie, le premier mardi d’octobre pendant le débat de la loi de finances, risque cependant de faire oublier ce rapport… sauf si les médias s’en emparent (...)

L'apprentissage : qui freine ?

Il voulait bien monter sur l’échafaudage, mais cela lui était interdit. Un jeune apprenti français de plus de seize ans mais de moins de dix-huit ans devait rester très… terre à terre. Ce décret d’interprétation très franco-française interprétant d’une façon extrêmement drastique une directive européenne, ne lui permettait pas d’apprendre à plus d’un mètre du sol. Sur la base de la même directive, l’Allemagne autorisait, et autorise toujours sous réserve de dispositifs de protection, des travaux jusqu’à trois mètres de hauteur…

Comme il se doit, la mesure était pavée de bons sentiments. Il convient en effet de tout faire pour éviter une chute. Ainsi, l’apprentissage dont on déplore, depuis plusieurs décennies, le faible développement en France est entravé par des réglementations de toutes sortes (ne pas monter sur un échafaudage avant 18 ans…), fruit des cogitations, bien intentionnées mais hors sol, de parlementaires ne connaissant pas l’entreprise ou de fonctionnaires zélés du ministère du Travail. Nouvelle marque de désinvolture ou prise de conscience soudaine, les mêmes fonctionnaires du ministère du Travail, rédacteurs du décret d’interdiction, reviennent sur l’ouvrage quelques mois plus tard pour écrire un nouveau décret inverse au premier. Ouf, les apprentis agriculteurs français peuvent à nouveau monter à l’échelle pour les récoltes fruitières. Cette erreur, même corrigée tardivement, a eu un impact sur le nombre d’apprentis en baisse en 2013. Le développement de l’apprentissage concentre le niveau bac ou plus, le nombre d’élèves rentrant en apprentissage après la troisième n’a cessé de baisser depuis dix ans.

La situation n’est pas si anecdotique que cela. Nombre de mesures déconnectées de la réalité pourraient être évitées si une préparation des lois et décrets en amont recueillait et prenait en compte l’avis de ceux qui sont au plus près des réalités : chefs d’entreprises, organisations syndicales responsables et les jeunes.

Ainsi, si les premiers concernés ne sont pas ou peu écoutés, les intermédiaires de toutes sortes débranchent les porte-voix et squattent les fonctions décisives. A tout seigneur tout honneur, l’Education nationale se taille la part du lion. Particularité française, toute ouverture de section d’apprentissage doit passer sous les fourches caudines de la double autorisation du rectorat et du conseil régional. Autant d’intervenants à multiplier par autant de régions, sans qu’aucune coordination entre tous ne soit mise en place faute d’en avoir organisé le dialogue (...)"

Chiffres et Citoyenneté, 16 mesures pour un sursaut démocratique, d'Olivier Peraldi et F. Jeger, éd. Hermann, 242 pages, 18 €.

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