CHINE – La stratégie du collier de perles
CHINE – La stratégie du collier de perles
La Chine Pékin forme à travers le monde son « collier de perles » portuaire, et qui se matérialise à travers des projets commerciaux et militaires : les ports, « perles » stratégiques de l’expansion chinoise
Quel est le lien entre les ports de Chittagong, au Bangladesh, Kyaukpyu en Birmanie, Hambantota, au Sri Lanka, et Gwadar, au Pakistan ? Tous font l’objet de projets de développement ou d’extension portuaires et industriels confiés à des sociétés chinoises, qui ont obtenu la concession de ces infrastructures pour plusieurs décennies. Hambantota est aux mains de la China Merchants Port Holdings pour quatre-vingt-dix-neuf ans, Gwadar dans celles de la China Overseas Port Holding pour quarante ans.
Tous présentent un intérêt stratégique pour Pékin dans l’océan Indien. Ils incarnent le « collier de perles », cet étau militaire chinois redouté par les Indiens et les Japonais depuis plus de dix ans, mais qui, pour l’heure, se matérialise sous forme de projets commerciaux. Et une dizaine d’autres ports à travers le monde présentent les mêmes caractéristiques.
En ce début de XXIe siècle la MAPL (ou Marine de l’armée populaire de libération) est en pleine renaissance. Au début du XVesiècle, entre1405 et1433, presque un siècle avant les grandes expéditions des Espagnols, les navires de l’amiral chinois Zeng He exploraient déjà l’océan Indien, du Sri Lanka au Mozambique. Cette période a constitué l’apogée de la puissance chinoise.
«La grande divergence», soit le décollage économique et technologique de l’Occident, théorisée par K. Pomeranz, a effacé la puissance chinoise. Durant la première guerre de l’opium (1839-1842), la Royal Navy balaie les jonques de guerre chinoises du delta de la rivière des Perles. D’autres spectaculaires défaites suivront comme celle de Yalu dans la mer Jaune en 1894 contre une flotte japonaise modernisée. Après la révolution de 1949, la Chine a bâti une vaste armée de terre qui a notamment affronté les Occidentaux en Corée. Jusqu’aux années 1990, en revanche, elle n’a jamais concentré ses efforts pour mettre en œuvre une marine de guerre. Il est vrai que l’autarcie des vingt-cinq ans de la période maoïste (1949-1976) aurait rendu bien inutiles une force de projection maritime afin de protéger des échanges commerciaux internationaux presque inexistants entre la Chine et le reste du monde.
Aujourd’hui la Chine a un besoin impérieux d’avoir une marine et cette affirmation se lit dans sa géographie. Certes, contrairement à la Grande-Bretagne, le pays n’est pas un archipel ; contrairement aux États-Unis il ne dispose pas non plus de deux façades littorales. Mais les chiffres demeurent impressionnants, si la Chine a 22 000km de frontières terrestres, elle présente aussi 18 000km de littoral. Les cercles pélagiques de la Chine peuvent se distribuer en trois arcs : l’arc littoral, l’arc bordier des mers intérieures, l’arc hauturier ou lointain du seapower planétaire.
L’arc littoral concentre 600millions d’habitants sur le 1,35milliard de Chinois, une densité de 459 habitants au km2 (l’équivalent de la densité des Pays-Bas), un PIB représentant 58% de la richesse produite en Chine. Sept des dix premiers ports mondiaux, dont Shanghai en tête du palmarès depuis 2010, sont situés sur ce littoral où s’est bâtie la prospérité du pays depuis la création des zones économiques spéciales, comme Shenzen face à Hong Kong en 1980. L’une des trente-quatre provinces de la République populaire est même une grande île, l’île de Hainan, située au large du Vietnam ; surnommée la «Queue du dragon», elle abrite sur le site de Longpo la base secrète des quatre sous-marins nucléaires lance-engins (SNLE) dont dispose la Chine, un atout de souveraineté majeur.
L’arc bordier est constitué par trois mers semi-fermées, la mer Jaune, la mer de Chine orientale, la mer de Chine méridionale, qui sont des bras du Pacifique séparés de cet océan par la péninsule coréenne et par la «première chaîne d’îles» qui va de l’archipel nippon à Bornéo en passant par la Malaisie, Taiwan ou les Philippines. C’est là que les difficultés commencent pour Beijing qui voudrait que ces espaces maritimes soient considérés comme de véritables mers intérieures chinoises. S’y trouvent des îles ou îlots disputés avec les États voisins, comme les Paracels ou les Spratleys en mer de Chine méridionale et les Diaoyu (Senkaku en japonais) en mer de Chine orientale, près d’Okinawa. Plus frustrant encore du point de vue chinois, un réseau de bases militaires américaines et de territoires alliés à Washington barre l’accès entre ces mers de proximité et le Pacifique. Il s’agit, par exemple, du port japonais de Yokosuka, quartier général de la VIIe flotte de l’US Navy ou de Taiwan, toujours considérée comme une «province rebelle» par Beijing.
Au-delà de ses eaux littorales et des problèmes liés à la délimitation de sa zone de souveraineté, le gouvernement chinois regarde plus loin. Moins vers l’océan Pacifique à l’est, véritable chasse gardée des États-Unis avec leurs archipels-forteresses (Aléoutiennes, Mariannes, Samoa américaines, etc.), qu’au sud-ouest vers l’océan Indien, la mare nostrum de l’Union indienne, grand rival régional de Beijing. Dans cette zone transite le pétrole du Moyen-Orient qui arrive dans les ports chinois via le détroit de Malacca (entre l’océan Indien et l’océan Pacifique), de plus en plus sensible face aux actes de piraterie. Dans l’océan Indien, les Chinois ont aménagé une série de bases portuaires dans des pays alliés, sorte de version pélagique du jeu de go et réplique à la tentaculaire implantation américaine du Pacifique. Ce collier de perles comporte au Pakistan le port de Gwadar, récemment construit grâce aux capitaux chinois et à proximité relative du détroit d’Ormuz, mais aussi en Birmanie/Myanmar, un autre allié de Beijing, le port de Sittwe ou l’île Coco, au Sri Lanka le port de Hambantota, aux Maldives la baie de Marao ; au Bangladesh, les Chinois agrandissent le site de Chittagong. Cet axe stratégique s’achève pour l’instant à Djibouti, face au détroit de Bab-El-Mandeb, qui sépare la corne de l’Afrique de la péninsule arabique, où Beijing a inauguré en 2017 sa première base militaire à l’étranger.
Tous ces ports présentent un intérêt stratégique pour Pékin dans l’océan Indien. Ils incarnent la stratégie du « collier de perles ». Alors que la diplomatie chinoise s’évertue à rejeter toute visée stratégique, les études des centres de recherche proches du gouvernement et des organes de défense chinois disent l’inverse. Le rapport Harbored Ambition, du think tank américain Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), publié en avril 2018, souligne que « les analystes chinois, notamment ceux qui sont en lien avec les affaires militaires, décrivent les investissements portuaires comme permettant discrètement à la Chine de renforcer sa présence militaire dans l’Indo-Pacifique », avec de nombreux exemples à l’appui.
Les chercheurs de l’institut de recherche navale de la marine chinoise avaient recommandé en 2014 d’investir « des points de ravitaillement et de logistique dans les principaux ports pour permettre à la marine chinoise de mieux protéger les lignes d’approvisionnement en énergie de la Chine ». Les emplacements cités étaient Djibouti, Gwadar ou encore les Seychelles. La stratégie mise en œuvre consiste à mettre en application le concept de « civil d’abord, militaire ensuite », avec des ports commerciaux progressivement transformés en « points de supports stratégiques ». Plus généralement, les analystes chinois considèrent ces ports comme les « composantes d’une stratégie de défense » et non seulement comme des « projets économiques gagnant-gagnant découlant de l’initiative des “routes de la soie” ». Ces infrastructures portuaires sont donc dimensionnées et équipées pour un usage double. Le Sri Lanka a par exemple autorisé l’escale, en 2014, de sous-marins chinois à Colombo, dans un port sous concession chinoise, durant la visite du premier ministre japonais, Shinzo Abe, provoquant le scandale. Dans les faits, l’influence chinoise est économique, politique, diplomatique et militaire. Tout est coordonné car, pour assurer la protection de ses investissements, il faut des moyens militaires. L’approche chinoise consiste donc à construire des installations portuaires civiles à usage dual, jusqu’en Tanzanie, en Namibie et peut-être même à Vanuatu et aux Fidji, ce qui inquiète les Australiens. Cette vaste entreprise, qui a commencé avec l’ouverture économique chinoise, est aujourd’hui refondue dans le projet BRI (Belt and Road Initiative) des « nouvelles routes de la soie », tout en connectivité et en infrastructures. Les routes terrestres et les nouvelles lignes ferroviaires envisagées à travers la Russie, l’Asie centrale et le Pakistan sont essentielles si un jour un conflit éclatait autour de Taïwan ou en mer de Chine méridionale, les deux points de friction les plus « chauds » avec les Etats-Unis.
Or, ces nouvelles voies sont à la fois terrestres et maritimes, avec des interconnexions. C’est ainsi le cas du « corridor économique pakistanais », un segment des « routes de la soie » qui relie la frontière chinoise au port de Gwadar, dans l’océan Indien.
À terme, Beijing vise une sorte de parité stratégique globale avec Washington, pas forcément dans chacune des composantes de ses forces militaires, mais en écartant les États-Unis de l’Asie du Sud-Est et en aboutissant à un condominium avec eux sur l’océan Indien. L’objectif des stratèges chinois, est de mener des missions de sécurisation, voire d’interdiction, de zone dans les détroits clés (Malacca, Taiwan, et Ormuz), de protéger et de contrôler le turbulent dominion nord-coréen mais aussi de dissuader l’US Navy de s’interposer entre la RPC (République populaire de Chine) et les dix pays de l’ASEAN. Ceux-ci sont, à l’exemple du Vietnam de plus en plus demandeurs de manœuvres navales conjointes avec Washington. La marine chinoise est donc un excellent témoin de la remise à niveau d’ensemble de la Chine, remise à niveau technologique mais aussi institutionnelle et stratégique. Elle offre une vitrine exposée sur toutes les mers du globe aux industries locales de l’armement et de la construction navale. Elle est pour Beijing le moyen de s’affirmer comme puissance mondiale et plus seulement comme une puissance régionale. Tant il est vrai qu’une marine est un formidable outil de projection, de dissuasion mais également un outil diplomatique plus encore que militaire qui accroît la visibilité et le prestige d’une nation.
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