Taïwan et le reste du monde, 2ème partie

Taïwan et le reste du monde, 2ème partie

Les revendications de la Chine en faveur d’une réunification avec Taïwan, d’un point de vue historique, sont totalement non fondées puisque Taïwan n’a jamais été chinois. Ce que l’on peut considérer comme plus proche de la réalité des motivations actuelles, c’est plutôt une volonté d’annexer un État souverain.

Plusieurs raisons expliquent cette tension présente en mers de Chine orientale et méridionale. Les nouvelles routes de la soie que la Chine déploie patiemment nécessitent d’ouvrir le plus grand nombre possible de voie de transport de marchandise, et notamment un accès libre à l’océan Pacifique, ce que la Chine ne possède pas, puisque lorsque vous regardez sa position géographique, le long de 14 000 kilomètres de côtes, vous voyez qu’elle fait face à une véritable myriade d’îles, qui sont autant de pays avec lesquels elle entretient des relations plus hostiles que amicales. Pire que ça (pour la Chine), parmi ces îles, la Corée du Sud, le Japon, les Philippines et Taïwan, sont tous des pays alliés des États-Unis, certains même avec des traités de défense mutuelle. Vous comprenez donc que si la Chine en venait à annexer par la force Taïwan, la conséquence serait un affaiblissement de la présence américaine et une affirmation de la puissance et de la domination chinoise, un scénario que les États-Unis ne peuvent envisager. Selon Marc Julienne, responsable des activités « Chine » au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), dans une entrevue donnée pour LeMonde, « La Chine cherche à démanteler le réseau d’alliances américaines dans la région. L’objectif est que l’armée chinoise soit en mesure de dissuader les Etats-Unis d’intervenir dans la région grâce à des tactiques de déni d’accès, qui vont rendre beaucoup plus difficile pour les Américains de se rapprocher de la Chine et de Taïwan. Et quand les Etats-Unis ne seront plus en mesure de défendre le Japon, l’alliance ne tiendra plus. ».

Avec les mers de Chine méridionale et orientale qui présentent un trafic marchand très dense, et un contrôle de Taïwan, la Chine pourrait élargir sa zone économique tout en contraignant à sa guise la navigation, notamment marchande, et ainsi favoriser ses propres intérêts. Mais elle contrôlerait aussi l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs, qui je le rappelle représente 63% de la production mondiale. Des semi-conducteurs qui sont devenus avec le temps, cruciaux pour l’économie mondiale. Mais ce n’est pas si facile que ça puisque fabriquer des semi-conducteurs nécessite des matières premières, et celle-ci sont principalement fournie par le Japon et l’Allemagne, qui se retrouveraient alors dans une position de force face à Pékin, pouvant par le fait même contrecarrer les ambitions de Xi Jinping de rivaliser avec les Américains. Une rivalité qui passe par le contrôle absolu. Celui des routes marchandes, on vient de le voir, celui de la fabrication des semi-conducteurs, et celui l’économie numérique, qui inquiète grandement l’administration chinoise, cherchant à s’imposer comme un régulateur incontournable et intransigeant. Mais une rivalité qui est aussi à la merci des situations économiques mondiales, et qui, en temps de morosité comme actuellement, voient la demande de certains semi-conducteurs baisser, au point où, le cabinet VLSI Research, spécialisé dans l’analyse du marché des semi-conducteurs et de ses cycles depuis les années 80, observe qu’en février 2022 les stocks mondiaux de puces étaient suffisants pour assurer 1,2 mois de productions, et en juillet ils atteignaient 1,7 mois. Un beau paradoxe alors que certains semi-conducteurs sont en pénurie (pour l’industrie automobile par exemple), d’autres deviennent surabondants (pour l’industrie des ordinateurs par exemple). L’explication, unanimement évoquée, porte sur l’essoufflement de l’économie et l’inflation. Les ventes d’ordinateurs et de smartphones chutent, et dans le même temps, les fabricants, confrontés à la pénurie de semi-conducteurs, ont accumulé des réserves, ce que l’on appelle dans le jargon des chaines d’approvisionnement, le « just in case » versus le « just in time ». Cependant, le Financial Times incite à la prudence, puisque les problématiques concernant la chaîne d’approvisionnement subsistent et le changement de situation demeure léger et corrélé à la situation économique globale.

Une situation économique qui force également l’Europe à regarder cela de près, puisqu’elle aussi très dépendante aux semi-conducteurs taïwanais, ne possédant qu’un poids relatif dans leur production, avec un maigre 8% au niveau mondial, et surtout n’ayant aucune politique d’engagée pour rapatrier une partie de cette production, du moins à court terme. Sur le plan géopolitique, l'Union européenne (UE) est plutôt absente du bras de fer en cours entre la Chine, Taïwan et les États-Unis et s’est contentée de menacer la Chine de sanctions économiques en cas d'invasion de Taïwan, et en février dernier a présenté son « Chip Act » de 42 milliards afin de relancer le secteur des semi-conducteurs d’ici à 2030 pour atteindre un 20% de production mondiale, et ainsi défendre l’idée d’une souveraineté technologique européenne. Globalement, pour contrer l'influence chinoise et asiatique, l'Europe s'est engagée dans deux actions. La première consiste à promulguer des lois « souverainistes » visant à favoriser les fonderies européennes au détriment des producteurs asiatiques, et la seconde prend la forme d'un rapprochement stratégique avec les Etats-Unis, avec la compagnie Intel, qui a annoncé investir 93 milliards de dollars en Europe sur 10 ans, avec notamment la construction de trois usines.

Du côté de l’Inde, la composante économique de son engagement avec Taiwan était estimée à plus de 7 milliards de dollars de commerce bilatéral. Les entreprises taïwanaises ont également investi plus de 2,3 milliards de dollars en Inde. Les deux pays parlent même d' un accord de libre-échange et de trouver des moyens de créer un centre de fabrication de semi-conducteurs en Inde. Malgré la diplomatie prudente et sans engagement de l'Inde, une grande partie de cette coopération économique est maintenant en jeu, qui pourrait ne pas sortir indemne si cette crise venait à s’amplifier.

On le voit bien, Taïwan compte beaucoup plus pour l'économie mondiale que sa part de 1% du produit intérieur brut mondial ne l'indique. Elle est étroitement intégrée aux économies du Japon, de la Corée du Sud et des États-Unis, et tout scénario bouleversant l'équilibre existant risquerait une nouvelle escalade qui pourrait conduire à un découplage dur de la Chine et de l'Occident. Les entreprises de tous les secteurs prendraient des mesures pour dissocier leurs opérations en Chine de celles desservant des marchés ailleurs. Les restrictions sur les exportations de technologie vers la Chine seraient renforcées, et les pays occidentaux pourraient répondre au bouleversement par la Chine du statu quo, en rendant plus explicite leur soutien à Taïwan. Cela dit, si la Chine tentait d'envahir Taïwan, qu'elle réussisse ou non, à l’image de la Russie avec l’Ukraine, cela entraînerait probablement un gel des avoirs et la rupture de la plupart des liens économiques et financiers, bien que de telles représailles économiques puissent être plus difficiles à supporter pour de nombreux pays occidentaux, qui dépendent beaucoup plus du commerce avec Pékin qu'ils ne l'ont jamais été avec Moscou. Et même le scénario idéal, du point de vue de Pékin, d'une capitulation de Taïwan sous la pression, déclencherait une reconfiguration complète des relations avec l'Occident. En résumé, le message envoyé vers Pékin par le reste du monde pourrait être réduit à une simple expression populaire qui serait « Touche pas à mes semiconducteurs ».

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