Chronique résonance #21 · Sur les lieux de Georges Perec / Ellis Island, le lieu de passage (Claire Zalc)
Le doc sonore en quelques mots
Dans la série documentaire « Sur les lieux de Georges Perec », Claire Zalc nous propose quatre lieux pour entrer dans la vie et l’écriture de Georges Perec : la rue Vilin à Paris, le Moulin d’Andé, Lubartow en Pologne… et Ellis Island, épisode sur lequel j’ai choisi de m’arrêter. L’historienne nous entraine sur les traces du tournage de Récits d’Ellis Island, film de Robert Bober[1] porté par les textes écrits et lus par Georges Perec.
Que se joue-t-il dans ce lieu, qui fut le centre d’accueil de millions de migrants à destination de New York entre 1892 et 1954 ? Quel regard Perec a-t-il porté sur ce lieu de passage ? Quelles résonances avec son histoire personnelle ? Qu’avons-nous à en apprendre aujourd’hui ?
Résonance 1 · Une histoire “what if…?”
La professeure de littérature Annelies Schulte Nordholt l’évoque dans la série documentaire : « Perec se dit « Ça [les migrants d’Ellis Island] aurait pu être mes parents. S’ils n’étaient pas restés en France, ils auraient continué vers les États-Unis et moi j'aurais été américain ». C'est une histoire what if, comme on dit en anglais. »
Un « what if » qui prend une dimension singulière pour Perec, fils de migrants polonais installés en France.
« J'aurais pu naître comme des cousins proches ou lointains à Haïfa, à Baltimore, à Vancouver. J’aurais pu être argentin, australien, anglais ou suédois. Et dans l’éventail à peu près illimité de ces possibles, une seule chose m'était précisément interdite, celle de naître dans le pays de mes ancêtres, à Lubartow ou à Varsovie. Et d’y grandir dans la continuité d'une tradition, d'une langue, d'une communauté. »
Les parents de Georges Perec ont trouvé la mort alors que l’écrivain n’était qu’un enfant. Il avait quatre ans lorsque son père a été tué sur le front en 1940 et sept ans quand sa mère a été déportée et assassinée à Auschwitz[2].
« Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même. Quelque part je suis différent. Non pas différent des autres, différents des miens. Je ne parle pas la langue que mes parents parlaient. Je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir. Quelque chose qui était à eux, qui faisait qu’ils étaient eux. Leur histoire, leur culture, leur espoir ne m’a pas été transmis. »
Résonance 2 · Ellis Island, lieu de bascule des identités
Perec le dit[3] dans Récits d’Ellis Island, les personnes qui viennent visiter l’île, migrants ou descendants de migrants passés par Ellis Island ne sont pas venus apprendre quelque chose, mais « pour retrouver quelque chose, partager quelque chose qui leur appartient en propre. Une trace ineffaçable de leur histoire. »
Or chez Perec, ces traces, manquantes, sont précisément au cœur d’une recherche, littéraire et personnelle. Ellis Island, lieu de bascule des identités, se fait l’écrin d’une réflexion sur ce qu’être juif représente pour lui.
« ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici,
c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,
c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.
c’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent,
comme si la recherche de mon identité
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passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle.
ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure,
et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif[4]"
Georges Perec trace une définition ouverte et multiple de "sa" judéité.
« Je ne sais pas très précisément ce que c'est qu’être juif. Ce que ça me fait que d'être juif. C’est une évidence si l'on veut. Une évidence médiocre, qui ne me rattache à rien. Ce n'est pas un signe d'appartenance, ce n'est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore et une langue. Ce serait plutôt un silence, une absence, une question. Une mise en question, un flottement, une inquiétude. Une certitude inquiète. Derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable. Celle d’avoir été désigné comme juif et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. »
Résonance 3 · Ellis Island, un lieu de non appartenance
Georges Perec : « Mais Ellis Island n’est pas un lieu réservé aux Juifs. Il appartient à tous ceux que l'intolérance et la misère ont chassé et chassent encore de la terre où ils ont grandi. À l'heure où les boat people continuent d'aller d’île en île à la recherche de refuges de plus en plus improbables. Il aurait pu sembler dérisoire, futile ou sentimentalement complaisant de vouloir encore une fois évoquer ces histoires déjà anciennes. Nous avons eu, en le faisant, la certitude d'avoir fait résonner les deux mots qui furent au cœur même de cette longue aventure : ces deux mots mous, irrepérables, instables et fuyant, qui se renvoient sans cesse leur lumière tremblotante, et qui s'appellent l'errance et l'espoir. »
L’écrivain fait d’Ellis Island un lieu commun, un lieu partagé, le lieu de tous les étrangers. Comme l’évoque Claire Zalc, Georges Perec rappelle, d’une certaine manière, la possibilité, mais aussi l'importance des lieux de non-appartenance…
Des lieux qu’il serait possible d’aimer, non en raison d’une osmose prétendue avec une terre qui nous aurait vu naître, mais pour les expériences que nous y avons vécues, ou continuons d’y vivre. Expérience du beau, expérience de la rencontre...
[1] Réalisateur et écrivain français. Une série « A voix Nue » lui a récemment été consacrée sur France Culture. J’en ferai certainement l’objet d’une prochaine chronique, tant ce qu’il y dit m’a touchée.
[2] L’épisode 1 de la série documentaire « Sur les lieux de Georges Perec » (La rue Vilin, le lieu de l’enfance) évoque la douleur de l’absence des souvenirs d’enfance.
[3] Entendre sa voix est une expérience délectable. Voix magnifique, profonde…
[4] PEREC G., Ellis Island, P.O.L., 1995
Biographe ➰ Tissons des récits qui relient
6 mois🎧Lien pour écouter le doc sonore : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/ellis-island-le-lieu-de-passage-6385466