Chroniques vingt-et-unièmes — Ajuster une réalité
Cinq jours, sac à dos sur les épaules, à arpenter les ruelles et traverser les canaux de Venise, hébergé la nuit dans un couvent.
Le périple a commencé avec l’incontournable place San Marco et la basilique du même nom, le palais des Doges, le campanile. Puis, en s’éloignant, le pont Rialto, le musée de l’Accademia, la basilique della Salute. Et il a sauté d’île en île avec le vaporetto, foulant les quais de la Giudecca, de San Giorgio Maggiore, Murano, Burano, Torcello, le Lido…
Pourquoi cette lubie ? Cette envie d’ajuster une réalité à un flot d’images souvent fantasmées ? L’idée est venue à Quentin lorsqu’il a fait tomber un livre de la bibliothèque de ses parents. La tentation de Venise, d’Alain Juppé. Il ne sait pas qui est Alain Juppé, mais il en a lu quelques passages, et ce qu’il a retenu, c’est cette idée, ce désir irrépressible de chercher une échappatoire à une actualité trop présente, de tout plaquer, de se replier dans un endroit où il serait possible de réorienter sa vie.
C’est ainsi que lui sont revenus des souvenirs d’école. Ces habitants fuyant les désordres et les violences des invasions barbares, et construisant leurs premières huttes sur la lagune, laquelle présentait l’immense avantage d’être difficile d’accès, aussi bien par terre que par mer. La fondation ensuite dans le Haut Moyen-Âge d’une république qui allait constituer un empire maritime et dominer la Méditerranée, qui fut tout sauf démocratique, tenue par une oligarchie de marchands, avec à sa tête un doge possédant tous les pouvoirs d’un roi. Et bien sûr le fabuleux voyage au xiiie siècle de Marco Polo, parti pendant plus de vingt ans en Chine, alors l’autre bout du monde, et qui magnifia ses aventures dans son Livre des merveilles. L’évasion spectaculaire en 1756 – unique dans l’histoire – de Giacomo Casanova, l’infâme séducteur, de la « prison des plombs » située dans les combles du palais des Doges. Et la fin de ladite république en 1797 quand Bonaparte pointa ses canons sur la cité. Un bluff ? Un jeu ? Les Vénitiens, eux, ne voulurent pas jouer. Ils préférèrent la perte de leur indépendance à la destruction de leurs trésors. Une indépendance qu’ils auraient de toute façon perdue si la « Sérénissime » avait été anéantie.
En marchant, il n’a perçu que les échos étouffés des émeutes qui ont éclaté en France. La Concorde, Rennes et Nantes. Soubresauts attendus après l’utilisation pour la centième fois de la Cinquième République de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Il sait que des jeunes manifestaient contre le recul de l’âge de départ et il s’est demandé pourquoi. Lui pense que même l’âge actuel, il ne l’atteindra pas, et que dans le cas improbable où il l’atteindrait, le système n’existera plus. Un système pour lui construit sur du sable, comme le sont Venise et ses merveilles.
Mais s’il avait prêté plus d’attention aux événements, il aurait noté que derrière cette révolte, en toile de fond, a ressurgi l’idée séculaire d’abattre une fois pour toutes le capitalisme, cette étrange bête qui renaît toujours de ses cendres, peut-être parce que chacun d’entre nous en porte les braises incandescentes.
Ses parents doivent suivre l’actualité, les yeux rivés sur BFM, LCI, France Info ou CNews – allez savoir, ils n’arrêtent pas de zapper. Ils sont surinformés, compensant sans doute ainsi le désintérêt des jeunes générations. Son père Jean-Bernard a dû se laisser aller à ses plaisanteries douteuses du genre « En brûlant les poubelles, on a trouvé la solution pour se débarrasser des déchets qui encombrent les rues ».
Et il a pensé aussi, durant son séjour, à Ludivine. Il lui avait proposé, « en toute amitié », de l’accompagner. Mais soit qu’elle n’aime pas le sac à dos, soit qu’elle se méfie d’une amitié trop pressante, elle a décliné l’invitation. « Venise, c’est pour les voyages de noces, a-t-elle répondu. Et je ne sais pas si je me marierai un jour ».
Elle a également une croyance limitée en l’avenir. Mais Venise est un contre-exemple, la fabuleuse cité a traversé les siècles alors que rien de sa position incongrue, rien de ces temps dangereux, ne la prédisposait à le faire.
Et c’est finalement ce qui rassure Quentin.
FIN
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@GDambrev – Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
20 mars 2023
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