CHUTE VERTIGINEUSE Cryptomonnaies : un krach qui préfigure la chute finale ?
Le Bitcoin, qui est à son plus bas niveau depuis deux ans, a continué sa chute. L'ensemble du marché est déstabilisé par le krach du Terra, dont le taux de change est fixé sur celui d'une devise, comme le dollar
Atlantico : En sept jours, 16 230 milliards de dollars ont disparu de la planète crypto. Elles sont désormais confrontées au premier vrai krach du marché. Quelles sont les raisons de cette situation ? Ce krach était-il voué à arriver ?
Rémi Bourgeot : En premier lieu, de nombreux cryptoactifs et cryptomonnaies ont été construits sur des bases très fragiles, à la faveur d’un environnement monétaire propice aux bulles et de l’intérêt d’une partie croissante de la population mondiale, avec trop peu de discernement. L’extrême volatilité est certes une caractéristique des cryptos depuis leur origine, mais on a assisté ces dernières années à une dérive considérable, reposant sur d’authentiques pyramides de Ponzi, avec des concepts parfois aussi farfelus que celui de « terrain virtuel ». On trouve rarement trace dans les projets les plus récents du type de réflexion monétaire qui sous-tendait tout de même la création (expérimentale) du bitcoin en 2008, en mobilisant à des fins de décentralisation le concept cryptographique d’arbre de Merkle, mis au point dans les années 1970.
Le principal choc de croyance est cette fois venu des stablecoins, qui prétendent offrir un taux d’échange fixe avec une devise, comme le dollar. Certains fonctionnent sans collatéral… C’est le cas de TerraUSD, qui repose sur un très vulnérable mécanisme de rééquilibrage systématique au moyen d’une crypto flottante nommée Luna. TerraUSD a vu son cours d’effondrer après des tentatives de déstabilisation fructueuses… et prévisibles. Les stablecoins reposant sur du collatéral semblent déjà présenter un niveau de vulnérabilité moins extrême.
La situation financière mondiale – avec la remontée des taux d’intérêts et le resserrement monétaire général, motivé par l’inflation, et la hausse du dollar – met en difficulté de nombreuses classes d’actifs financiers, en asséchant les flux de liquidité qui ont alimenté ces diverses bulles. On parle en général de bulle en cas de décalage entre la tendance suivie par le prix d’un actif et un sous-jacent ou un quelconque ancrage réel. Dans le cas de la crypto-bulle on a quelque part été jusqu’à tourner l’idée même de sous-jacent en dérision, avec de nombreux NFT, prétendus certificats de propriété numérique, comme ceux liés à des dessins d’adorables primates et à leur fameux ApeCoin… la « monnaie de singe ».
On évoque par ailleurs ici et là des actions de déstabilisation de la part de grands fonds d’investissement pour parier à la baisse, mais cela est, dans tous les cas, intervenu dans un contexte de grande fragilité.
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Certaines crypto-monnaies sont-elles destinées à une mort certaine ? Un rebond est-il possible ?
Le concept de décentralisation monétaire, au moyen d’une architecture cryptographique, reste passionnant. Il s’agit d’une contribution tout à fait substantielle au débat sur la nature de notre système monétaire et bancaire, et sa nécessaire réforme. Celui-ci est dit centralisé dans le sens où il repose sur les banques centrales, certes, mais surtout sur le privilège de création monétaire massive par les banques commerciales (par leur délivrance de prêts ex-nihilo), institutions centralisées s’il en est. Par ailleurs, malgré la centralisation inhérente à l’émergence de grandes plateformes crypto et de financeurs puissants, le concept de décentralisation présente également un intérêt face à la concentration de la Big Tech dans le secteur numérique et leur contrôle des données des utilisateurs. Ce contrôle risque de s’accroitre avec le niveau d’immersion sensorielle, comme ce sera le cas avec les métavers.
Dans l’ensemble, l’univers crypto doit se poser davantage la question de la finalité, de la stabilité et du statut légal des constructions qu’il promeut. Les cryptomonnaies et cryptoactifs qui ne se sont constitués que sur la base de la bulle des dernières années ne sont probablement pas appelés à survivre. Il faut garder à l’esprit le caractère expérimental des cryptos, ce que répètent inlassablement les (quelques) véritables précurseurs de la blockchain. Par exemple, un grand débat se concentre aujourd’hui sur le dépassement du « proof of work », mécanisme de « minage » reposant sur un concours cryptographique entre nœuds de la blockchain, dont le coût énergétique est exorbitant. Un travail important est fait dans ce sens sur l’Ethereum par exemple, pour aller vers le concept plus raisonnable de « proof of stake », qui accrédite les nœuds de la blockchain en fonction de leur participation avérée, comme une détention substantielle de la cryptomonnaie. On voit difficilement comment le bitcoin pourrait se réformer dans ce sens. Le Web3, si la notion doit porter ses fruits en faveur d’une quelconque décentralisation, passera par un prudent écumage de l’univers crypto qui le sous-tend.
À terme des réglementations telles que celle de l’Union européenne sur la cryptomonnaie pourraient-elles bousculer le marché ? Les monnaies digitales des banques centrales pourraient-elles sauver le soldat crypto ? Le krach actuel pourrait-il accélérer ou ralentir les projets de digitalisation des monnaies ?
Les réglementations européennes qui émergents se concentrent surtout sur la question de l’anonymat et de la lutte contre les trafics. De ce fait elles vont effectivement bouleverser le modèle des plateformes de crypto et sont appelées à se multiplier dans le monde.
Quand aux projets de monnaies digitales de banque centrale, il ne s’agit pas de cryptomonnaies en tant que telles mais de monnaies officielles à part entière. Elles sont adossées à leur banque centrale respective (plutôt que sur un mécanisme de création cryptographique) et bénéficient d’une équivalence totale avec les autres formes (numériques ou physiques) de la monnaie en question. La mise au point de ces monnaies numériques par les banques centrales doit se poursuivre de façon plus ambitieuse qu’aujourd’hui pour redonner du sens et surtout de la stabilité à la monnaie, avec un lien plus direct entre autorités monétaires et acteurs économiques. Cela renvoie à des débats qui survivent de façon souterraine depuis la crise de 1929 (sur le système de réserves fractionnaires des banques). Il faut reconnaître que c’est l’émergence des cryptomonnaies qui les ont relancés. La crise que connaissent ces dernières pourrait conduire à un désintérêt pour les monnaies digitales dans leur ensemble. Il faudrait pourtant, au contraire, engager une large réflexion politique sur la mise à profit des innovations numériques en faveur d’une véritable réforme de notre architecture monétaire.