Commander en situation dramatique

Commander en situation dramatique

C’était un soir de garde, dans ma caserne en Lorraine. C’est l’hiver et avec mon équipe nous sommes appelés pour un accident de la circulation sur l’autoroute. Comme toujours, nous nous équipons et nous montons dans les camions, le fourgon, l’ambulance et comme toujours nous nous préparons à nos rôles, missions et fonctions. Le ton a bord est léger, l’ambiance est… comme d’habitude.

Toutes sirènes hurlantes nous voyons au loin un enchevêtrement de métaux encastrés dans un pilier de pont.

En nous approchant, nous entendons de la musique sortir de la voiture, enfin… de ce qui l’en reste. Impossible même de dire de quel modèle de voiture il s’agit, tant elle ne ressemble plus qu’à une boule de métal. L’accident a détruit la voiture, mais la radio diffuse encore de la musique, c’est le « Hallelujah » interprété par Jeff Buckley. L’odeur de l’huile moteur nous prend au nez. C’est impossible de couper la batterie tant la voiture est enchevêtrée dans le pont, impossible d’arrêter cette musique.

À l’intérieur de la voiture je distingue le visage éteint d’une femme, au volant et un siège bébé à l’arrière. Le choc a été d’une terrible violence, personne n’a survécu et encore un peu de nous est mort ce jour-là.

Personne n’est fait pour faire ce genre d’intervention mais à force… ça passe… Mais les situations dramatiques, comme les situations courantes se managent, se commandent. Cependant, même si la « densité » de nos jeunes est différente aujourd’hui, c’est au commandement de s’adapter à ses hommes avec humanité, avec pertinence. 

Ce que j’aime le plus chez les pompiers, c’est sûrement cette authenticité de l’âme. Une sorte de spontanéité de l’esprit, un accès au cœur sans obstacle, dénué des filtres que forge le cumul des années de vie sur l’être. 

L’âme des pompiers est continuellement rabotée par la vision de ce que le monde peut proposer de plus épouvantable, la vieillesse, la maladie et la mort, du pire au pire. Cela est vrai aussi pour d’autre, dans d’autres mesures. Policiers, gendarmes et militaires, les soignants aussi, tout ceux qui voient, tous ceux qui savent.


« Il n’y connait que Dalle ! Il a pas fait le merdier, il en a pas le regard. Le regard à l’horizon. Un Marine a ça quand il a fait du merdier trop longtemps. C’est comme… c’est comme s’il avait vu plus loin… J’ai ce regard moi, et tu l’auras aussi. »

Full Metal Jacket


Ainsi, Erik De Soir[1] explique que les calamités et les catastrophes ne sont pas seulement traumatisantes pour les victimes directes ou leur entourage. Les membres des forces de sécurité intérieure sont également confrontés, dans ce type de situation (surtout dans les premiers moments), à une surabondance d'impressions potentiellement traumatisantes. Au début, le nombre de victimes nécessitant une aide urgente est d'ailleurs trop important. Alors qu'ils ont appris dans leur formation à apporter une aide maximale à une seule victime, ils devront, dans un contexte de catastrophe, apporter une aide minimale – celle qui est nécessaire à la survie – à un large groupe de victimes. Ils devront souvent faire des choix déchirants entre la vie ou la mort. Dans ce contexte potentiellement traumatique, caractérisé par une disproportion totale entre les moyens (immédiatement) disponibles et les besoins (immédiats), les membres des services de secours remettront indiscutablement en question le sens de leur rôle de sauveteur et commenceront à douter sérieusement de leurs propres capacités. Là encore, l’officier, s’il est déjà présent, aura un rôle capital dans l’orientation d’action qu’il va demander à ses hommes.

Les membres des services de secours partent souvent du principe qu'ils n'ont pas le droit d'avoir des émotions. On attend d'eux qu'ils puissent faire face à ce type de situation. « Sinon, il faut choisir un autre métier », s'entendent-ils souvent dire, que ce soit de la part de leur propre environnement familial ou d'(anciens) collègues et de leur chef. Le personnel des corps de sapeurs-pompiers, par exemple, se compose essentiellement d'hommes qui ont souvent appris durant leur formation que pleurer est un signe de faiblesse et/ou est réservé aux filles. Ils sont devenus entre-temps des experts dans le refoulement de la douleur et de la dissimulation des sentiments, l'humour noir et le cynisme devenant alors les seules soupapes de sécurité. C'est d'ailleurs la même « soupape de sûreté » ou « purge d'air » qui a également permis aux pompiers concernés, durant l'intervention, de conserver une distance psychologique opérationnelle vis-à-vis des victimes. Durant leur travail, dans des circonstances souvent horribles, ils ont appris à se concentrer sur leurs actes techniques et à réprimer leurs sentiments et leurs émotions.

Et puis... il y a la perte de l'un des nôtres...

Landry RICHARD 2019, tous droits réservés, extrait du livre "Rôle social de l'officier 2.0" - à paraître.


[1] Erik de Soir est officier d’infanterie, rattaché à l’Institut Royal Supérieur pour la Défense et titulaire d’un master en sciences sociales et militaires à l’École royale militaire, d’un postgraduat en gestion et médecine de catastrophes, et d’un master en psychologie clinique. Il est psychologue sapeur-pompier et hypnothérapeute. Depuis plusieurs années, il a mis au point un modèle hétéroclite pour le traitement des traumatismes psychiques, basé sur les théories empiriques, d’une part, et sur les techniques issues de la médecine traditionnelle chinoise, du shiatsu, de la méditation bouddhiste et de méthodes thérapeutiques craniosacrales, d’autre part. Il prépare actuellement un doctorat sur la valeur prédictive des réactions péritraumatiques par rapport aux traumatismes psychiques, pour l’Université d’Utrecht.






L être humain n est jamais préparé à ces situation il faut se forger un mental pour réussir a tenir a la vue du malheur humain

Sébastien Thomas

Adjoint au chef du groupe Prévention Prévision RETEX chez Brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP)

5 ans

Très beau passage qui reflète tellement la réalité: Ce que j’aime le plus chez les pompiers, c’est sûrement cette authenticité de l’âme. Une sorte de spontanéité de l’esprit, un accès au cœur sans obstacle, dénué des filtres que forge le cumul des années de vie sur l’être.

Bruno Vercauteren alias "Lefrangin"

Diplômé de l' Académie de Police de Bruxelles & Greco-Latiniste distingué (veuillez excuser mon manque de modestie...)

5 ans

Dur...dur.... mais si quelqu'un vous reproche d'avoir des émotions, flingez-le. C'est un alien. ;o)

Passionnant et glaçant... Admiration sans bornes pour tous ces intervenants d'urgence...

Gregory De Marcellis

Capitaine Sapeur-pompier professionnel chez service d'incendie et de secours Genève

5 ans

Excellent article ! Merci ! Il y a encore malheureusement trop de services (tous confondus)qui n'ont pas la chance d'avoir de soutien psychologique par les pairs et parfois s'il en existe un, il est mal exploité. Les mentalités sont plus ouvertes mais dans la pratique, il existe encore trop de tabou !

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