Comment innover dans un environnement techno-sceptique ?
Longtemps, j’ai rêvé d’autres mondes. Des mondes disparus, enfouis ou en devenir, des mondes gigantesques ou infinitésimaux, des mondes lointains ou tapis juste sous nos yeux, de l’autre côté du miroir. Autant d’ailleurs et de possibles que j’ai explorés des heures durant, bien souvent à la lumière de ma lampe de poche, confortablement tapi sous ma couette. Il suffisait de tourner la page et de soulever un coin de la réalité pour les découvrir. La plupart de ces mondes qui me fascinaient tant si tard la nuit possédaient un point commun : la technologie était toujours au cœur de la narration.
Des années plus tard, le petit garçon que j’ai été, si préoccupé par ce qu’il ferait plus tard de sa passion pour ces choses étranges et fantastiques, peut dormir tranquille : la technologie est plus que jamais au centre de mes préoccupations. Sur le plan personnel bien sûr, mais plus encore sur le plan professionnel : je suis devenu un qualitativiste spécialisé sur les études en lien avec l’innovation et les nouvelles technologies, pour en comprendre les effets sur nos pratiques, nos usages, nos comportements et représentations.
Sans réelle surprise, les personnes que je rencontre entretiennent une relation ambiguë au digital et à l’innovation. Aspiration d’une part pour les nouvelles technologies, qui se traduit par un taux d’équipement croissant : il n’y a qu’à recenser le nombre d’appareils que vous possédez pour vous en rendre compte. Méfiance, voire défiance, de l’autre : craintes pour sa sécurité et celles de ses enfants, peur d’une forme d’aliénation, où nous deviendrions de plus en plus dépendants du digital et de ses multiples incarnations (du smartphone à la moindre appli), perte de repères dans un monde en plein chamboulement (intelligence artificielle, robotisation), qui semble augurer du pire (destruction d’emplois, isolation des individus, quête effrénée d’un hédonisme consumériste, disparition des anciennes structures de sociabilité et de solidarité).
Ainsi, lorsque le sujet de l’innovation technologique est abordé, celui-ci se heurte fréquemment à la même tension : toujours plus performante, toujours plus abondante et omniprésente, constamment marquetée sur ses prouesses techniques, sans cesse accrues, elle relève néanmoins, pour beaucoup de nos concitoyens, d’une espèce de course à l’échalote un peu « à-quoi-boniste ». D’autant que les avancées actuelles donnent, pour beaucoup, satisfaction à des utilisateurs qui ne voient pas nécessairement l’intérêt d’un surcroît de performances. Posez-leur vous-même la question de leurs attentes en matière d’innovation pour demain. Non pas en termes techniques ou technologiques, mais plutôt en termes d’aspirations, d’idéal et de bénéfices. Vous serez frappés par certaines de leurs réponses, et du décalage entre leurs visions de l’innovation présente et future.
Aujourd’hui, pour une partie d’entre eux, le digital, aussi extraordinaire soit-il, est associé à une expérience individuelle, instantanée, un peu égoïste, orientée sur le plaisir qu’elle procure à son utilisateur. Mais son coût est lourd : il est autant une perpétuelle progression qu’un constant danger. Demain, l’innovation est au contraire pensée de façon antagonique : au service de la collectivité, du bien-commun, forte de sens et de valeurs, éthiques, sociales et environnementales. L’écart est grand entre les époques et si demain relève sans nul doute d’un certain fantasme, cette amplitude des perceptions est néanmoins riche d’enseignements : il dit bien le constat techno-sceptique actuel et les attentes pour demain. Est-ce à dire que les discours valorisant la performance et la technicité ont fait long feu ?
Je me souviens de Morpheus proposant à Néo le choix entre la pilule bleue et la pilule rouge. Entre l’aveuglement et la clairvoyance. Peut-être en sommes-nous également là aujourd’hui. D’un côté, la pilule bleue, ou l’innovation performance, dans la surenchère, la prouesse et la jouissance, de l’autre la pilule rouge, ou l’innovation vertueuse, comme promesse d’espérance pour soi, les autres et la planète. La question est posée. Et le visage de Morpheus de marbre ; cela a toujours été notre décision.
Si le choix m’était donné, je n’hésiterais pas longtemps : pilule rouge comme Néo. Ne serait-ce que pour dire à l’enfant que j’ai été que son idéal n’a pas tout à fait disparu et que nous aurons essayé de refaire du progrès une source d’inspiration, au lieu d’un seul moyen de consommation.
Direction Etudes Marketing / Direction de projet Data / Etudes de Marchés / Hybridation de données
5 ansMerci Florian. Brillant. Ton article m'évoque un livre qu'il m'a été donné de lire récemment "L'innovation à l'épreuve de la Philosophie" de Xavier Pavie. Il y évoque la notion d'innovation responsable ou "innovation care" ainsi que le devoir, dans le cadre des exercices spirituels, de prendre soin de l'autre. A lire!!!