Condamner un lanceur d'alerte, même à 1 000€ d'amende, peut constituer une violation de la liberté d'expression
requête n°21884/18

Condamner un lanceur d'alerte, même à 1 000€ d'amende, peut constituer une violation de la liberté d'expression

Dans son arrêt rendu le 14 février 2023 (requête n°21884/18), la Cour européenne des droits de l'homme poursuit sa réflexion sur la protection des lanceurs d'alerte.

Petit résumé de la divulgation

En mai 2012, Raphaël H., collaborateur français d'une société luxembourgeoise qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil de gestion d’entreprise (PricewaterhouseCoopers, PwC) remettait à un journaliste 14 déclarations fiscales de sociétés multinationales et deux courriers obtenus sur son lieu de travail. Ces documents, couverts par le secret professionnel, révélaient une pratique d’accords fiscaux très avantageux passés pour le compte de multinationales entre son employeur et l’administration fiscale luxembourgeoise sur une période allant de 2002 à 2012. Ils étaient ensuite exploités dans le cadre de l'émission télévisée « cash investigation » puis mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée International Consortium of Investigative Journalists. Le scandale « Luxleaks » était né.

Condamnations pénales au Luxembourg

Le « lanceur d'alerte » était condamné en première instance le 29 juin 2016 à 9 mois d'emprisonnement avec sursis et 1000 € d'amende, outre 1 € de dommages et intérêts à verser à PwC pour « vol domestique, accès frauduleux à un système de traitement ou de transmission automatisé de données, violation du secret d’affaires, violation du secret professionnel et blanchiment-détention » (qualifications pénales luxembourgeoises).

Il faisait appel. Le 15 mars 2017, la Cour d'appel du Grand-Duché considérait que Raphaël H. ne pouvait pas bénéficier de la protection complète de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme mais seulement, en droit luxembourgeois, de la reconnaissance de circonstances atténuantes. Elle considérait qu’il avait agi avec bonne foi et précisait dans son arrêt qu'il fallait tenir compte « du mobile qu’il pensait être honorable et du caractère désintéressé de son geste ». Sa condamnation était réduite à 1000 € d'amende, sans emprisonnement.

Raphaël H. formait un pourvoi mais la Cour de cassation luxembourgeoise le rejetait le 11 janvier 2018.

Il se tournait alors vers la Cour européenne des droits de l'homme considérait qu’il était victime d’une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La liberté d’expression protégée par la Convention européenne des droits de l’homme

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme précise que

1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Décision de la Cour européenne des droits de l’homme rendue le 14 février 2023

Après une première décision rendue le 11 mai 2021, Raphaël H. sollicitait le renvoi devant la Grande chambre de la Cour européenne.

Dans son arrêt, rendu le 14 février 2023, la Cour européenne rappelle que la notion de lanceur d’alerte « ne fait pas l’objet, à ce jour, d’une définition juridique univoque (…) et qu’elle s’est toujours abstenue d’en consacrer une définition abstraite et générale (…) la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d’alerte bénéficie de la protection offerte par l’article 10 de la Convention appelle un examen qui s’effectue non de manière abstraite mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit » (paragraphe 156). Il convient donc, selon elle, de « rechercher si la condamnation du requérant constitue, dans les circonstances de l’espèce, une ingérence disproportionnée dans son droit à l’exercice de la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention » (157).

Elle procède à une analyse in concreto très détaillée et relève que : « les pratiques mises en évidence par le requérant pouvaient interpeller ou scandaliser » (paragraphe 185) (…) mais apportaient bien un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale, en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France.(189) (…) le poids de l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu’occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social. » (192)

Elle considère que la cour d’appel luxembourgeoise a retenu à juste titre que la société PwC a bien subi un préjudice car elle a été « associée à une pratique d’évasion fiscale, sinon à une optimisation fiscale, a été victime d’infractions pénales et a subi nécessairement un préjudice (199). Toutefois, la Cour européenne estime que la juridiction luxembourgeoise « n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par PwC. » (201).

Elle en conclut que « en jugeant que ce seul préjudice, dont elle n’a pas mesuré l’ampleur au regard de son activité ou de sa réputation, prévalait sur l’intérêt public que présentaient les informations divulguées, sans prendre en compte les atteintes également portées aux intérêts privés des clients de PwC ainsi qu’à l’intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol et au respect du secret professionnel, la Cour d’appel n’a donc pas suffisamment tenu compte, comme elle aurait dû le faire, des spécificités de la présente affaire » (201).

Le paragraphe 202 résume la mise en balance des intérêts opérée par la Cour :

- (…) les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public,

- (…) la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant,

- (…) l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle,

(…) la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables. »


Poursuivant ensuite l’examen du caractère proportionné ou non de « l’ingérence litigieuse », la Cour apprécie la sévérité de la sanction infligée au requérant. Elle rappelle que « dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure prise à l’encontre du requérant, c’est, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, le fait même de la condamnation qui importe. Eu égard au rôle essentiel des lanceurs d’alerte, toute restriction indue de leur liberté d’expression par le biais de sanctions comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou discutables. Le droit du public de recevoir des informations présentant un intérêt public que l’article 10 de la Convention garantit peut alors se trouver mis en péril » (204).


En l’espèce, elle constate que le requérant a été licencié par son employeur et a été condamné à une peine d’amende de 1 000 €. Elle considère, compte tenu de « la nature des sanctions infligées et de la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte », la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

La grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, « après avoir pesé les différents intérêts ici en jeu et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » (206).

Il y a eu, affirme-t-elle, violation de l’article 10 de la Convention. En conséquence, elle condamne le Luxembourg à verser à Raphaël H. les sommes de 15 000 € en réparation de son préjudice moral et 40 000 € pour les frais de procédures engagés.


Une nouvelle fois, la Cour européenne nous invite à une riche réflexion.

Valéria Peix

Chargée d'études - INFRALOG NATIONAL chez SNCF Réseau Cofondatrice et Présidente « Stop Harcèlement Ferroviaire » Secouriste en Santé Mentale

11 mois

Bonjour Monsieur Lavallière, votre post est très instructif et je me suis permise de le partager sur le FB de l’association Stop Harcèlement Ferroviaire. Nombreux sont les collaborateurs de mon entreprise à saisir les instances judiciaires sans vouloir oser, par la suite, utiliser leur liberté d’expression auprès de la presse. Il est certain que les entreprises incriminées subissent une dégradation de leur image devant l’opinion publique. En revanche, c’est un rapport de force non négligeable pour faire changer les méthodes et faire stopper les dérives en interne. Je vous remercie pour votre publication très instructive.

François Lavallière

Magistrat et maître de conférences en droit pénal

1 ans

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