Corps vivant et hippocoaching
Stress, souffrance au travail, absence de sens, on n’en finit pas d’égrener la litanie des maux grands et petits qui nous accablent.
Les causes en sont multiples : aliénation à des idéologies mortifères, affaiblissement des dispositifs traditionnels de solidarité, insécurité croissante dans l’entreprise, positivité incantatoire en contradiction avec la réalité, déni de la dimension tragique de l’homme…
C’est que les formes de récupération du capital (sic) humain par le capital économique sont devenues subtiles. Elles prennent la forme de la stratégie de l’araignée : enrober la victime du cocon imparable de la bienveillance, de la stratégie du bonheur, du bien être pour étouffer dans l’œuf toute Parole authentique (1).
Au secours ! Nos clients étouffent, nous étouffons, et ce n’est peut-être pas seulement métaphorique. Comment leur, nous, redonner cet espace suffisant pour reprendre souffle et ouvrir cette aire de jeu (2), celle où s’expérimente à chaque instant la possibilité d’investir sa propre vie, et sans laquelle aucune liberté n’est possible.
Ah ! Alors il faut jouer!… Et jouer avec quoi ? Avec son corps, pardi ! Avec quoi donc d’autre prétend-on jouer ?
Le quoi ?
Le corps ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Au commencement, il y a le corps : mon corps, celui qui avant même toute forme de pensée m’informe, par le sentir, d’un monde qui est d’emblée « mon » monde et que je vis toujours sous une tonalité qui est la mienne. Ce corps-là n’est pas le corps de la biologie mais un corps vivant, investi de mon histoire, et seul un corps vivant peut entrer en relation (on n’a jamais vu deux chaises entrer en relation !)
Et dans ce monde, il y a d’autres corps, vivants, sentant…Il y a le corps de l’autre, bien sûr, celui que je perçois, dès les premières secondes de la rencontre, celui que je ressens plus ou moins confusément générant des « images » dont j’aurai beaucoup de mal à me débarrasser, mais qui pourront m’être cliniquement utiles avec les précautions d’usage…. et, un travail
Enfin, il y a l’entre-deux, l’Aïda (je reviendrai bientôt sur le travail du psychiatre Japonais Kimura Bin) disent les Japonais, cette tension qui se module et génère cette tonalité émotionnelle, cette atmosphère (le « ki »), qui m’informe de la qualité d’un « lieu », d’un paysage.
Changer de « monde », c’est toujours engager son corps dans une expérience.
Quoi que l’on fasse, quoique l’on dise, toute relation se bâtit sur des sensations, des perceptions, des représentations, des affects qui sont toujours « médiatisés » par le corps. On peut remarquer, d’ailleurs, combien ce mot, médiatiser, est inadéquat et, s’il constitue une facilité, il se fonde sur un contre sens.
Les corps nous parlent. Ils nous parlent de notre histoire (3), de nos résistances de notre manière d’entrer en relation. Être présent à soi, être présent à l’autre dans la multiplicité des indices qu’il nous donne, appréhender la richesse des interactions non verbales est bien plus qu’une hygiène utile : une base à partir de laquelle peut se construire une relation qui ne soit pas un leurre.
Les « méthodes » de coaching fleurissent. Elles proposent souvent des outils avant même que l’on comprenne clairement ce qu’il y a à faire. Les coachs, mais certaines sciences humaines ont largement déblayé le terrain, ont la fâcheuse habitude de découper les managers en tranches, généralement en cinq ou en sept, allez, donc, savoir pourquoi tantôt dans le sens de la longueur, tantôt dans le sens de la largeur. Il faut croire que la dissection fait « scientifique ». A moins, que l’on pense qu’il est beaucoup plus confortable de travailler sur des managers morts !
Remettre la personne, dans sa globalité, au centre de la relation d’aide, voilà qui parait être de bon sens. Encore faut-il savoir et énoncer clairement ce que l’on entend par « personne » (ou « sujet »). Autrement dit, annoncer clairement son anthropologie fondatrice : voilà une saine pratique.
À partir de la seulement, il devient possible de décliner des théories, des méthodes, et pourquoi pas des outils.
Dire que je prends la personne dans sa globalité, c’est dire que je la prends d’abord dans sa corporéité !
Le corps est à la mode !, lieu privilégié des investissements narcissiques exacerbés par les magazines, il est « vendu » comme l’enjeu du bien-être. Après le « tout est langage » des années lacaniennes, voici le « tout est corps » des années néo-libérales. On aura compris que ce corps-là est un corps mort, quasiment au sens maritime du terme, un corps qui plombe et qui ancre littéralement le sujet dans son impasse.
A partir de maintenant, je vais sortir de la dimension phénoménologique pour aborder le sujet d’une manière plus opérationnelle c’est-à-dire aussi plus réductrice en introduisant la dimension analytique (il ne vous aura pas échappé que la notion même d’appareil psychique est un retour au cartésianisme).
J’invite le lecteur qui souhaite approfondir la réflexion phénoménologique dans toute sa richesse de lire mon article « Le coaching est un art martial: le coaching à l’épreuve de la pensée japonaise…. ».
L’un des premiers à poser, dans le champ analytique (Il faudrait aussi évoquer Ferenczi !), la question du « corps » (mais aussi du politique et du social), est Wilhelm Reich. Ses contributions majeures concernent l’incarnation dans le corps des mécanismes de défense psychologique organisés en structures somato-psychiques identifiés comme types de caractères et qui ouvrent la porte à un travail minutieux de déconstruction/reconstruction psycho corporelle.
Son travail a été repris par Lowen qui a simplifié à plusieurs reprises les types de caractère et développé une clinique puissante du corps énergétique.
Cette clinique a ses limites dans la scotomisation idéologique de la dynamique psychique. Les Thérapies Analytiques et Corporelles développées au sein de la SETAC (Société Européenne de Thérapie Analytique et Corporelle) proposent une clinique riche et complexe qui prend la personne dans l’ensemble de ses dimensions. J’essaye d’en rendre brièvement compte dans mon ouvrage où je reprends à mon compte sa dimension polyphonique.
L’hippocoaching, par le dispositif qu’il requiert, par l’altérité radicale de l’animale, apporte une scène particulièrement riche où se joue à chaque fois une situation globale qui autorise une lecture à plusieurs niveaux (corporelle, émotionnelle, relationnelle, communicationnelle, managériale…).
Ainsi, dans l’hippocoaching le corps est particulièrement mobilisé et il n’est guère besoin d’être un fin observateur pour constater que chaque client a sa manière propre de s’engager dans cette situation inhabituelle : celui-là trépigne, celui-ci se fige et fait bouger ses bras en guise de sémaphore, cet autre est cassé en deux et donne de la voix …
Chacun à sa manière nous dit quelque chose de lui, de son histoire, en particulier relationnelle, de ses défenses par rapport à ses conflits, ces défenses qui imprègnent tellement les pratiques de tel ou tel manager le rendant aveugle et sourd à la situation relationnelle avec ses collaborateurs.
Au sein de cette situation globale que constitue le dispositif d’hippocoaching, il peut être utile ponctuellement, c’est-à-dire sans perdre de vue que cela s’insère toujours dans un contexte globale et ne peut prendre son sens que de cela, d’isoler tel ou tel élément de la situation.
Dans la suite nous parlerons du corps dans son organisation même, ce qu’il peut nous apprendre, nous évoquer, nous invoquer dans une surprise qui ne constituera, bien sûr, qu’une des pièces du puzzle, pièce qui ne prendra son sens que de sa participation à l’ensemble.
Ci-dessous je vais donner quelques repères structurels très synthétiques de ce que le corps nous permet de comprendre.
L’hypothèse fondatrice:
- Il existe des contraintes mutuelles entre le système neuronal, le système hormonal et le système locomoteur
- Par extension, il existe un lien repérable entre l’appareil psychique et les tensions induites au niveau du système musculaire
- C’est ce que Wilhelm Reich appelle la cuirasse caractérielle qui permet le repérage d’un lien entre des caractéristiques psychiques et des caractéristiques corporelles : les typologies caractérielles. Son élève, Alexander Lowen en simplifiera, la typologie.
Avertissements :
- il ne s’agit de typologies absolues pouvant constituer classification rigide mais des repérages combinatoires à questionner, des hypothèses à évaluer et à confronter aux autres niveaux de compréhension.
- Il ne faut pas tomber dans le piège d’une idéalisation du corps au détriment du psychique : le corps ne dit pas plus la vérité que la mémoire. Par contre, il peut dire autre chose, autrement, et c’est dans cette distorsion que peut prendre place un travail fécond. Il faut, donc, croiser et confronter les différents niveaux de lecture.
Caractère : nosographie et principes cliniques
Lowen a plusieurs fois modifié sa typologie. Je devrais dire adapté car il a plutôt regroupé certains caractères connexes pour des raisons de lisibilité.
Le principe est que chacun des caractères se structure à un âge précis de la vie. Il correspond à une modalité spécifique de défense en rapport avec l’immaturité du petit enfant face aux agressions (réelles ou fantasmées).
Ces modes de défense en lien avec un type d’angoisse induisent des réactions corporelles qui se chronicisent sous forme de tensions musculaires repérables. Ces tensions induisent des perturbations de la circulation de l’énergie qui vont dessiner des paysages comme une rivière qui reflue laisse derrière elle une zone marécageuse avec ses sillons, ses abers, ses veines stagnantes.
Lowen repère 5 caractères (cela varie selon les époques) liés à des modes de défenses s’installant à des âges croissants:
- Caractère Schizoïde
- Caractère oral
- Caractère psychopathe
- Caractère masochiste
- Caractère rigide
Pour fixer les idées, je vais donner quelques caractéristiques du caractère oral :
La notion de caractère nous permet de relier le plan psychologique au plan bio énergétique (corporel au sens large)
- Plan Psychologique:
- Besoin d’être pris en charge
- Attente de reconnaissance
- Vide intérieur
- Solitude
- Impatience et inquiétude
- Humeur bi polaire
- Incapacité à être agressif
- Plan Bio énergétique:
- Faible charge aux points de contact avec l’extérieur
- Corps longiligne
- Pieds reposant sur les talons
- Mise en mouvement débutant par la tête
- Système musculaire peu développé
- Jambes faibles (pb d’équilibre)
- Respiration superficielle
- Angoisse de chute
Ce lien entre structure corporelle et structure psychologique permet une stratégie de travail pouvant mobiliser en synergie les deux niveaux.
Principe d’une lecture du corps
Toute lecture du corps s’appuie sur une observation fine de celui-ci.
- Les signes qui doivent attirer l’attention :
- Le regard (mode de contact, tonalité, symétrie…)
- La respiration (forme, ampleur, fréquence)
- Le rapport entre les grandes masses musculaires (segment supérieur/segment inférieur par exemple)
- Les « coupures » entre les différents segments (torse et jambes par exemple)
- La statique (contact avec le sol, colonne vertébrale)
Attention:
Ces signes sont à repérer mais doivent être mis en perspective avec d’autres signes.
Un exemple d’utilisation en hippocoaching
Voici un exemple réel où la lecture du corps m’a été particulièrement utile :
« ….Physiquement Irma est trapue, un corps dense presque masculin, trop dense évoquant une carapace qui protège à la fois et qui retient comme une forteresse assiégée. Pendant les exercices de mobilisation corporelle, le corps ne se donne pas dans l’effort, l’énergie reste faible en contradiction avec la solidité apparente de la charpente. Les appuis au sol sont inconsistants et l’on voit apparaitre dans l’effort une forme de lascivité aérienne très curieuse. La tête semble indépendante du corps, perchée (et pourtant le cou est d’une longueur normale), les muscles du cou tendus à l’extrême, le regard est, tour à tour, scrutateur, inquiet et méfiant. Cette description évoque certains traits du caractère schizoïde (Elbaz, 1998, et Lowen, 1977) sans que d’ailleurs je fasse tout de suite le lien qui s’imposera au cours du temps…. »
On comprend que l’objectif n’est pas de poser un diagnostic mais de proposer une stratégie de travail à partir des défenses spécifiques que l’approche corporelle permet d’identifier.
Dans l’hippocoaching, l’observation et les interventions doivent s’effectuer strictement à l’interface comportement professionnel/comportement situationnel.
Il n’est pas question de renvoyer un quelconque diagnostic psychologique qui ne ferait que renforcer les résistances mais de travailler, ici et maintenant, sur la manière dont les mécanismes de défense s’actualisent dans la situation.
La connaissance en arrière-plan de la structure caractérielle permet au coach de discerner ce qui doit être respecté du mécanisme de défense et ce qui peut être travaillé. Il éclaire, par ailleurs, le comportement managérial de la personne : le besoin de soutien et de reconnaissance du caractère oral infiltre forcement le comportement du manager dans sa vie professionnelle.
Ce n’est pas rien….
Pour le client, le ramener à son corps, à ses sensations, à ses émotions, ici et maintenant, permet de le décaler de ses rationalisations habituelles : il n’est pas rare que de nouveaux liens, de nouvelles associations puissent alors se faire relançant la machine à associer.
Les points de vigilance et les dangers des approches corporelles sont de deux ordres :
- · Psychologiques : travailler avec le corps active des niveaux très archaïques qui vont toucher au narcissisme du sujet et à la toute-puissance du coach. Les approches corporelles peuvent induire érotisation et violence si la vigilance du coach est déjouée et si celui-ci se laisse embarquer, par ses résonances personnelles, dans des jeux douteux, non perçus ou mal maîtrisés… Pour le coach, Il faut donc être formé sérieusement et seule une tranche de thérapie significative dans un champ psycho corporel permet de déblayer sérieusement le terrain.
- · méthodologiques : le danger serait de se contenter d’une réaction émotionnelle sans remise en perspective : la catharsis procure un soulagement ponctuel qui peut laisser l’illusion au coach qu’il a fait avancer son client: redoutable illusion car les lendemains risquent de déchanter! Car l’intégration ne peut se faire que par une prise de conscience dans la symbolisation, le verbal, et la mise en rapport avec des comportements observés, privés ou professionnels (c’est au coaché à faire le lien !),
- o Se dispenser de valider les hypothèses faites dans le champ corporel par l’exploration du champ verbal.
Ceci dit, il est rare, mais c’est arrivé dans ma pratique, de faire directement un travail psycho corporelle en tant que tel : il s’agit plutôt d’un horizon de compréhension qui vient éclairer la situation globale et l’expérience que fait le client ici et maintenant. Il oriente les consignes qui lui sont données pour l’amener à une meilleure prise de conscience de la situation et du lien avec les difficultés qu’il souhaite explorer.
J’ai brossé un panorama sommaire de ce champ de travail passionnant mais qui demande compétence et expérience.
Pour approfondir, il ne suffit pas d’aller lire les livres de la bibliographie. Car seule la mise à l’épreuve permet d’apprendre…
(1) voir (Faÿ, 2004)
(2) voir Winnicott et la clinique de l’activité d’Yves Clot
(3) voir (Dolto, 1992)
Bibliographie:
Dolto F., (1992), L’image inconsciente du corps, Seuil, 375p
Elbaz F., (1998), Une approche psychosomatique : la bio énergie, Ellebore, 285p
Eric Faÿ (2004) « Information, parole et délibération : L’entreprise et la question de l’homme ». Presse Universitaire de Laval
Jousse M., (2008), Anthropologie du geste, Gallimard, 1008p
Lemaire L., (2015), Hippocoaching, Le cheval coach quand le corps parle, EMS, 192p
Lowen A, (1977), Le langage du corps, Tchou, 333p
Reich, W (reed.2006), L’analyse caractérielle, Payot, 466p
Roussillon, R. (2012) « Agonie, clivage et symbolisation », PUF, 245p
Roussillon René (2006) « Pour introduire la question du langage du corps et de l’acte », in Le Carnet PSY 7/2006 (n° 111) , p. 36-40