Créons une arnaque psychologique: les enfants-poulpes et la commercialisation d'un concept
Cher réseau,
Je te convie à une petite expérience de pensée que je trouve amusante, bien que très cynique.
Nous voyons de plus en plus émerger des concepts étranges dans le domaine de la psychologie. Chacun y va de son originalité, de sa singularité pour tenter de décrire le monde, l’autre, voire lui-même. C’est à encourager car c’est dans la richesse et la diversité que se déploie toute la valeur de l’humain. Ceci dit, il y a toujours, dans ce type de mouvement, un versant sombre. Fait d’une volonté de s’enrichir sur la crédulité du public, il se sert de techniques de marketing et d’influence pour parvenir à ses fins. Son principe est simple : construire une idée porteuse, la développer astucieusement et la transformer en source de revenus durables. En somme, créer la demande, faire fructifier le produit et en tirer tous les bénéfices possibles sur un marché que l’on estime sain et vigoureux.
Alors, voici l’expérience : je vais créer un concept psychologique et essayer, dans l’imaginaire, d’en faire une source de richesse intéressante pour moi.
Première étape : le produit.
Le marché de la psychologie est vaste et divers, il faut donc se démarquer pour exister. Le premier jalon est de se faire remarquer, le second sera de se déployer pour augmenter la visibilité.
En y réfléchissant, on peut se baser sur au moins trois critères :
- La cible la plus évidente reste les enfants. L’angoisse des parents au sein d’une société de l’anonymat est un levier fort pour leur vendre un produit qui singularisera leur enfant dans la foule. De nos jours, la quête est moins celle du bonheur que celle de l’identité, autant s’en servir.
- Le produit doit concerner la personnalité. C’est un domaine flou qui permet de se passer de scientificité et de preuve car peu de personnes savent que c'est un objet d'étude scientifique. Par ailleurs, on peut explorer des territoires inconnus et se passer d’utiliser la recherche, ce qui permettra de rester libre dans nos mouvements.
- Le produit doit rejoindre une mode existante qui a fait ses preuves. En effet, il faut toucher un nouveau public mais aussi ravir l’ancien aux concurrents. En ce moment, ce sont les animaux (les fameux « zèbres »), alors nous irons sur ce terrain.
De cette base, on peut donc déduire qu’il va falloir construire un concept touchant les enfants, la personnalité et le monde animal pour y puiser un symbole fort mais sympathique.
Allons-y : le produit sera donc les poulpes.
C’est mignon un poulpe, et plein de symboles dans ses tentacules, ses nombreuses ventouses et sa manière de cracher de l’encre pour se cacher. Une vraie mine d’or !
Deuxième étape : la légitimité du produit.
Ce n’est pas le tout d’avoir un nom, il faut aussi une idée. Reprenons l’image du poulpe et tâchons d’en faire quelque chose.
Voici les leviers dont nous allons user :
- L’angoisse : celle des parents, mais aussi celle des enfants et de la société en général.
- La valorisation : il s’agira d’en faire un concept que chacun pourra utiliser en étant à l’aise.
- Le symbole : il s’agira de produire une symbolique facile d’usage pour que chacun puisse utiliser le produit de manière aisée et dans nombre de situations.
Utilisons l’angoisse : notre société nous uniformise de plus en plus, détruisant notre identité singulière au profit d’appartenances à des groupes. Que ce soit par les vêtements, la musique, le métier, nous sommes inscrits dans des réalités groupales qui nous enferment et nous limitent. C’est un motif d’angoisse que de ne pas exister pour soi au sein du monde, il s’agira donc de l’utiliser à notre avantage: le poulpe sera une petite minorité dans le collectif. Il doit en être ainsi car s’il était répandu, notre ego ne verrait pas de soulagement à en faire partie ou à en connaître un.
Servons-nous de l’angoisse parentale : il est nécessaire que les enfants puissent être uniques et valorisés. Le mien n’est pas l’égal des autres : il est plus performant quelque part, plus sensible ailleurs ; plus beau dans sa différence, aussi. S’il échoue, il doit y avoir une raison, car j’ai plus de facilité à l’imaginer victime qu’imparfait. Utilisons cela : le poulpe rencontre des difficultés dans la société, à cause de sa différence. Il a des forces remarquables, mais aussi des carences qui doivent être prises en compte. L’unicité et la victimisation : deux rouages des identités fragiles.
L’angoisse des enfants, enfin : il s’agit de plaire à des parents qui, aujourd’hui, s’abreuvent de littérature pseudo-psychologique. Ils ont donc un regard sur tout, une vigilance accrue et une volonté d’expliquer toute la production comportementale ou cognitive du petit. Cela génère de l’angoisse et de l’anxiété, autant donc les utiliser dans notre but cynique. Après tout, Camus le disait bien : « à défaut d’avoir un caractère, ayons une méthode ». Le poulpe doit donc pouvoir être décrit en mécanismes et en processus, pour que les enfants concernés aient un guide dans leur adaptation face aux exigences conscientes et inconscientes de leurs parents.
Voilà le produit intermédiaire : il s’agira d’informer la communauté qu’il existe des poulpes, c'est-à-dire des personnalités spécifiques qui peuvent éprouver certaines difficultés dans leur rapport au monde. Elles se remarquent dès l’enfance, avec des échecs particuliers mais aussi des forces remarquables qui font de ces enfants des êtres tout à fait singuliers. Ils sont difficiles à repérer : il n’en existe que 3% environ et comme c’est un concept nouveau, aucune étude n’en parle encore (tout est dans le « encore »… qui ne voudrait pas être précurseur ou concerné par une rareté qui éclatera bientôt au grand jour ?).
Utilisons à présent la valorisation : les egos fragiles de notre société malade ont besoin de se nourrir de reconnaissance. Il faut donc la créer à travers le concept. Personne ne voudrait dire que son enfant est malade, il s’agit donc d’utiliser une sémantique adaptée pour que le produit prenne racine dans l’imaginaire.
Le poulpe ne sera donc pas inadapté à son environnement : il sera « extraordinaire ».
Le poulpe ne peut pas être malade : il sera « particulier », "unique".
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Le poulpe ne peut pas être déficient, il doit donc vivre des échecs avec une bonne raison. Reprenons donc Einstein : « tout le monde est un génie, mais si vous jugez un poisson à sa capacité de grimper aux arbres, alors il sera un idiot toute sa vie ». C’est facile et connu, aisé à transposer : le poulpe n’est pas moins intelligent que les autres, c’est juste qu’il a des compétences très particulières qui font de lui un être extraordinaire que la société a du mal à intégrer (très important de penser à situer la responsabilité en dehors de l’individu, sinon la victimisation sera impossible).
Le produit s’étoffe : il s’agira d’informer la communauté humaine qu’il existe des poulpes, c'est-à-dire des personnalités spécifiques qui peuvent éprouver certaines difficultés dans leur rapport au monde. Elles se remarquent dès l’enfance, avec des échecs particuliers mais aussi des forces remarquables qui font de ces enfants des êtres tout à fait singuliers. Ils sont extraordinaires et la société les ignore injustement, leur imposant des fonctionnements qui ne correspondent pas à ce qu’ils sont. Ils sont difficiles à repérer : il n’en existe que 3% environ et comme c’est un concept nouveau, aucune étude n’en parle encore, ce qui explique le traitement inadapté qu’ils reçoivent actuellement.
Reste donc le symbole : il suffit de faire preuve d’imagination.
- Le poulpe a plusieurs tentacules, c’est parce que son esprit fonctionne en « réseaux multiples » qui attrapent les idées simultanément (la vague HPI est suffisamment large pour que cette petite planche de surf supplémentaire s’y glisse !).
- Le poulpe a aussi des ventouses : comme il pense très rapidement, son cerveau ressent beaucoup de stress. Il peut donc être amené à se « coller » à ses parents pour se rassurer (quoi de plus efficace que de valider la peur de la séparation des parents et de justifier leurs conduites parfois excessives ?).
- Le poulpe crache de l’encre quand il se sent menacé. L’enfant poulpe fait pareil : il cache son intelligence derrière ses échecs scolaires car il a peur d’être rejeté par les autres s’il brille trop (victimisation et justification psychologisante dans le domaine scolaire : deux raisons d’acheter un livre sur le développement personnel de l’enfant !).
Voici le produit fini : il s’agira d’informer la communauté humaine qu’il existe des poulpes, c'est-à-dire des personnalités spécifiques qui peuvent éprouver certaines difficultés dans leur rapport au monde. Elles se remarquent dès l’enfance, avec des échecs particuliers mais aussi des forces remarquables qui font de ces enfants des êtres tout à fait singuliers. Ils sont extraordinaires et la société les ignore injustement, leur imposant des fonctionnements qui ne correspondent pas à ce qu’ils sont. Ils sont difficiles à repérer : il n’en existe que 3% environ et comme c’est un concept nouveau, aucune étude n’en parle encore, ce qui explique le traitement inadapté qu’ils reçoivent actuellement. Tout ce qu’on en sait actuellement, c’est qu’ils sont extrêmement intelligents et rapides dans leur raisonnement, qu’ils ont tendance à avoir besoin des autres pour se rassurer, et qu’ils peuvent produire des échecs pour cacher leurs talents si remarquables, faute de trouver une place dans la société où ils peuvent briller comme ils le méritent : ils préfèrent la médiocrité feinte plutôt que le talent solitaire.
N’est-ce pas là un personnage sympathique ? Un concept vendeur ?
Troisième étape : la vente.
C’est finalement la partie la plus facile, tant la population est friande de ces concepts dernièrement.
Utilisons des techniques simples et efficaces :
- Ecrivons quelques articles de vulgarisation sur ce concept (ce sera facile de faire simple tant il est creux, mais l’important est de pouvoir vendre l’idée que ce n’est que la partie immergée de l’iceberg de cette révélation qui expliquera tant de choses sur les difficultés des enfants). On s'appuiera sur les prophéties auto-réalisatrices et les autres biais cognitifs: on ne remarque jamais dans son environnement que ce qu'on s'attend à trouver. Mettons donc ces lunettes sur le nez du grand public.
- Inondons les réseaux sociaux professionnels de ce concept. Une réponse ici, un post par là… faisons germer l’idée que quelque chose de gros se prépare dans la future littérature. D'ailleurs, n'y a-t-il pas eu des articles sur ce concept dernièrement?
- Attendons que des collègues avides de publication se saisissent du filon pour écrire d’autres pages, d’autres développements sur le concept. Si possible des professionnels non formés à la psychologie, ce sera plus simple de le voir évoluer en quelque chose de vendeur et de commercial. Avec quelques étudiants en mal de thématiques de mémoire cependant, il faut un peu de sérieux là-dedans... !
- Créons un site web qui reprend le concept et qui fédère les parents. Il n’a pas besoin d’être élaboré : quelques pages et un forum suffiront, nous ne voulons pour le moment que générer une parole autour du concept.
- Créons aussi une infographie sympathique. Un poulpe mignon, les symboles forts qu'il attrape du bout de ses charmants tentacules (l'esprit humain est ainsi fait que les images complètes le rassurent: si tous les tentacules sont occupés par un concept, alors c'est que la théorie globale est aboutie!), et surtout l’adresse du site précédent. Avec un peu de chance, elle sera reprise et commentée : c’est de la ressource gratuite que nous mettons en ligne pour « aider les parents à comprendre leurs enfants » (le monde merveilleux du marketing nous le montre tous les jours: quand quelque chose est gratuit, c’est que c’est vous le produit… !).
Laissons mûrir tout cela quelques semaines, quelques mois…
Avec un peu de chance, des influenceurs de grande ampleur auront attrapé la balle et l’auront lancé très loin dans l’univers des psychologies de comptoir.
C’est maintenant le moment crucial : on se sert de notre statut professionnel de soignant pour avoir une légitimité de parole (c’est l’argument d’autorité, celui qui permet de confondre notre légitimité avec celle de l’argument qui n’en possède aucune en soi) et on rappelle à tout ce petit monde que c’est notre concept et que, donc, nous en sommes experts (c’est la stratégie de la confusion temporelle : le découvreur n’est pas forcément le connaisseur, mais le cerveau a tendance à mêler les deux de manière inconsciente).
Cette légitimité, nous la prouvons même : cet article de vulgarisation était le premier à en parler ; ce site était le premier à s’ouvrir sur cette question. vous voyez bien que nous sommes sur la brèche depuis longtemps!
D’ailleurs, nous avons décidé, dans notre infinie bonté de sauveur psychologique, d’ouvrir une consultation spécialement pour les poulpes, au sein de notre cabinet libéral. C’est tous les mercredis, car la poulpologie a montré que c’est quand les enfants poulpes sont libérés de l’école qu’ils s’autorisent à être eux-mêmes (cette fameuse encre, n’est-ce pas…), d’autant qu’ils sont avec des parents souvent plus disponibles, et donc se montrent plus rassurés (ah, la joie des tentacules à ventouse… !). Bienvenue dans le cabinet du premier poulpologue de France!
Et voilà !
Qui doute que cette consultation sera vite prise d’assaut pour confirmer « le diagnostic que beaucoup de parents sentaient au fond d’eux-mêmes, mais que ce nom vient enfin d’identifier » ?
Et encore, je n’ai pas parlé du livre (« le poulpe dans le monde : nager dans l’encre de nos pensées ») qui sortira l’année d’après, ni même de la consultation pour « adultes anciennement enfants poulpes » qui s’ouvrira le vendredi, parce qu'il ne faut perdre aucune miette du gâteau tout de même.
La psychologie commerciale, n’est-ce pas un monde merveilleux ?
Elle montre en tous les cas que lorsqu'on a l'impression que le professionnel qui parle de l'autre est un vétérinaire plutôt qu'un soignant, il s'agit de se méfier !
Référent régional des psychologues du travail/conception offre de service
2 ansAprès le reptilien, le zèbre...le poulpe... Et pourquoi pas... Un nouveau marché..'😂
Cogito ergo sum
2 ansLucas Bemben Ah ben voilà ! Je savais bien que mes enfants avaient un truc spécial. Ce sont des poulpes.😳🤔 Merci pour ce diagnostic expresse. 🤗🤗🤗 💕💕💕
Neuropsychologue 🧠 Formateur & Conférencier international 🎓 Auteur 📚 CEO de l'Institut IRLES Aquitaine ⭐Mon TOP : 2ème influenceur LinkedIn 🇫🇷 Approche neuroscientifique EBP 🔬
2 ansEt je suis sûr que ça marcherait... J'ai même plei' d'idées, lutant moi-même contre le bullshit...