Crise sanitaire, télétravail et tâches du syndicalisme
- Un entretien avec Michel Vakaloulis, docteur en philosophie et maître de conférences en science politique. Dernier ouvrage paru : Du pouvoir vertical aux pouvoirs partagés (avec Hervé Sérieyx), Editions de l’Atelier, 2018.
- Comment penser la percée du télétravail dans le cadre de la crise sanitaire ?
Michel Vakaloulis – La définition du télétravail se prête à de multiples interprétations qui rendent sa mesure compliquée, voire confuse. On peut retenir ici comme télétravail toute activité salariée réalisée hors des locaux de l’employeur, de manière occasionnelle ou régulière, mais connectée aux lieux de travail habituels par des moyens de télécommunication. L’essor des technologies numériques est à la fois un support et un accélérateur du développement du travail à distance.
Dans le contexte de la crise sanitaire qui sévit actuellement, le télétravail a fait un grand bond en avant. Sa progression fulgurante est observable y compris au sein des entreprises et des métiers où il n’avait pas auparavant droit de cité. Nous venons de vivre lors du confinement une conversion massive, quoique contrainte, au télétravail non seulement dans le secteur tertiaire mais aussi dans le domaine de l’industrie. En même temps, l’impact du télétravail est différent selon les métiers, les services, voire les postes de travail. Chargés d’affaires en informatique et techniciens de maintenance, agents statutaires et salariés sous-traitants n’ont pas forcément vécu la même expérience et n’exercent pas leur activité sous la même enseigne.
Quels sont les mérites et les inconvénients du télétravail ? Peut-il provoquer des fractures entre salariés – ceux qui sont éligibles et les autres ?
Il convient de distinguer d’emblée entre le télétravail subi, encouragé hâtivement par les pouvoirs publics en raison de la situation sanitaire, et le télétravail choisi dans le cadre d’une convention négociée. Encore faut-il préciser que lorsqu’une large majorité de salariés souhaite conserver la possibilité de travailler à distance, il s’agit d’y recourir occasionnellement et non pas intégralement. En fait, le télétravail peut apporter un confort supplémentaire à la vie professionnelle. Il permet aux salariés éligibles d’épargner du temps de trajet, de se mettre à l’abri des dérangements quotidiens liés à l’organisation flexible du travail (open space, flex office), de prendre du recul et de ralentir pour mieux réfléchir et produire. Tous ces éléments sont susceptibles de renforcer la liberté dans la gestion du temps de travail et la satisfaction pour le travail accompli.
Toutefois, l’acceptation du télétravail présuppose un changement de mentalité sur le plan managérial, en abandonnant notamment l’idée de contrôler à tout moment le mode opératoire de l’activité. C’est rompre avec la culture du présentéisme comme forme consacrée de loyauté à l’entreprise et faire confiance au professionnalisme des travailleurs de l’ère numérique. Un management culturellement réfractaire au télétravail dissuade ceux et celles qui voudraient le pratiquer.
Du reste, l’intérêt que chaque salarié tire du télétravail dépend de son mode de vie, des conditions d’habitat, de la distance par rapport au lieu de travail et du gain de temps qui en découle, et surtout, de la capacité de travailler efficacement au domicile sans rencontrer les collègues et sans que cette absence soit gênante. Si pour certains le télétravail représente une bouffée d’oxygène pour traiter les sujets au calme, pour d’autres comporte beaucoup de contraintes physiques et d’inconvénients.
Concrètement, tout le monde ne dispose pas d’un emplacement tranquille et confortable pour travailler à distance. La surcharge des tâches domestiques combinée avec du télétravail aux horaires extensibles peut déstabiliser la vie familiale et engendrer de la souffrance. D’où l’intérêt de l’analyser avec les lunettes du genre. Télétravailler n’est pas une opération « naturelle », cela se construit, s’expérimente, s’apprend, se valide en permanence. Le risque de créer des tensions et des déséquilibres est aussi perceptible compte tenu de l’éligibilité à géométrie variable des différentes situations professionnelles.
Plus fondamentalement, le télétravail ne supprime ni l’intérêt de travailler ensemble ni a fortiori le lien de subordination à l’entreprise. Son acceptation par les salariés n’est valable que comme activité auto-limitée permettant de s’extraire, temporairement, des contraintes du présentiel sans pour autant casser la dynamique du collectif. Ainsi, il ne saurait remplacer ni les échanges directs dans les locaux de l’entreprise ni le besoin de se côtoyer pour se faire confiance. « Faire tout le temps du télétravail n’est pas envisageable, il y a des moments où c’est important de se réunir en direct et non pas à distance, sinon cela ne sert à rien de travailler en équipe », déclare un jeune ingénieur en informatique d’EDF récemment interviewé. La nécessité d’une interactivité en mode présentiel se fait ressentir encore plus expressément par l’encadrement de proximité qui ne saurait accompagner et animer les équipes de manière exclusivement virtuelle.
L’action syndicale se trouve directement percutée par la dureté de la crise sanitaire. Précisément, quels sont les enjeux pour les syndicats dans le processus de gestion de la crise de Covid ?
La situation actuelle est instable et anxiogène. La pandémie de Covid 19 a fortement sollicité les capacités d’adaptation des salariés en bousculant aussi bien le quotidien au travail que la culture d’entreprise. Les mesures de prévention, les gestes barrières, les contraintes pesantes du confinement, s’ils sont nécessaires pour limiter la contagion, réduisent drastiquement les interactions sociales. La qualité des liens relationnels dont dépend l’efficacité opérationnelle se dégrade. Il est significatif que les espaces et les occasions de communication informelle s’amenuisent alors qu’ils contribuent à instaurer un meilleur environnement de travail. « Quand on s’appelle pendant le télétravail, on ne parle que de son boulot, on déshumanise complètement la conversation, on perd beaucoup de choses qui se passent ordinairement dans la boite, par exemple autour de la machine à café », témoigne une ingénieure du nucléaire interviewée.
Dans cette conjoncture, le rôle des syndicats est de contribuer à restaurer sans relâche le lien social en train de s’éclipser au sein de l’entreprise. Le militantisme de terrain est un relais décisif pour créer des passerelles, remonter des informations sur les conditions de travail, assurer le suivi des salariés en matière de santé et de protection. Cette capacité de relais comporte de nombreuses dimensions : veille sur les manquements à la sécurité, intervention pour influer sur la gestion managériale de la crise, revendication de moyens supplémentaires à la hauteur de l’urgence de la situation, accompagnement des salariés les plus fragiles, vérification de la bonne application du protocole et des règles sanitaires, etc.
Hormis les nouveaux besoins de protection des salariés dans le contexte actuel, quelles peuvent être les autres attentes des salariés vis-à-vis des organisations syndicales ?
En mettant l’accent sur le facteur humain comme élément clé de la stratégie d’entreprise, le syndicalisme est appelé à ouvrir toutes les « boites noires » de l’organisation du travail : effectifs et qualité de l’emploi, surcharge, manque d’autonomie, horaires de travail et temps de vie, perte de sens, déficit de reconnaissance, égalité professionnelle et lutte contre les discriminations, travail et management à distance, la liste est loin d’être complète. Pour répondre aux attentes des salariés qui sont souvent éclatées et contrastées, le syndicalisme ne peut pas se contenter d’une posture défensive contre le « détricotage » du contrat social. Il essentiel de revenir aux fondamentaux du combat syndical pour opérer des réalignements revendicatifs et construire une riposte concertée en partant d’une analyse concrète des situations de travail.
Qu’en est-il concrètement de l’agenda revendicatif ?
Plusieurs axes revendicatifs sont à décliner sur le terrain.
►Le pouvoir d’achat est au centre des préoccupations dans ses différents aspects : augmentation du salaire de base, rémunération variable, participation aux résultats de l’entreprise, inégalités salariales entre les hommes et les femmes, etc. La reconnaissance financière est un enjeu d’autant plus important pour les métiers faiblement rémunérés et surexposés aux risques de la crise.
►Les syndicats sont aussi attendus dans leur rôle d’informateurs responsables à la fois pour éclairer les salariés sur leurs droits et pour « expertiser » certaines décisions de l’employeur qui sont présentées comme des opérations de bon sens (« rationnelles », « incontournables », « salutaires »). Les directions communiquent avec des chiffres et des données précises, mais qu’en est-il en réalité de la justesse des décisions prises ?
►Face aux transformations d’ampleur qui traversent le monde de l’entreprise, et singulièrement les Industries Electriques et Gazières, les salariés se montrent particulièrement sensibles aux problématiques liées à l’évolution professionnelle. Soutenir les salariés confrontés à des difficultés, passagères ou durables, dans la gestion de leurs parcours, les rassurer et les orienter dans leur quête de professionnalité est une véritable arène où se joue la visibilité et l’utilité concrète du syndicalisme.
Loin de concerner exclusivement les cadres ou les jeunes diplômés, ce besoin tend à présent à se généraliser. Les carences de la gestion managériale, les manquements de la politique GPEC, la non-reconnaissance du potentiel de salariés assignés trop longtemps à leur poste sans réelle diversification placent le syndicalisme devant de nouvelles responsabilités. L’intervention syndicale peut contribuer à désamorcer les situations de blocage avant qu’elles ne dégénèrent en conflits ouverts.
► Enfin, l’apport du syndicalisme est attendu sur les orientations stratégiques de l’entreprise à la fois pour absorber l’inquiétude des salariés et éclairer les choix d’avenir. Par exemple, quelle sera la configuration des métiers commerciaux dans le secteur de l’énergie à moyen et à long terme ? Quid de la digitalisation et son impact sur l’emploi ? Quelles contreparties en termes de reconnaissance pour la « surcharge cognitive » des salariés dans le cadre d’un management exigeant et omniprésent ?
Dans un climat social tendu et incertain, il est important d’apporter des éléments d’optimisme sur la possibilité de débloquer les situations et d’infléchir le cours des choses. Ce travail de mise en confiance et de réassurance est nécessaire pour dissiper la crainte de l’avenir et faire sortir les salariés d’un sentiment d’impuissance. Cela implique de reprendre possession du terrain, en renforçant le militantisme de proximité, afin de se projeter sur les enjeux stratégiques du travail de manière concrète, audible et crédible.
Chargé de méthodes chaudronnerie Membre CSE CGT
3 ansBonjour Michel, en tant que syndicaliste engagé dans la prévention de la santé, je te rejoins complètement sur les difficultés actuelles à exercer un militantisme de terrain. Le contexte actuel de morosité professionnelle lié à la situation sanitaire doit être combattu sous toutes les formes possibles. Il faut rechercher des moyens de positiver malgré tout. Parfois il suffit de petites choses, de petits instants d'échanges pour militer, pour informer et tout simplement pour sourir. Par les moyens informatiques qui nous sont donner pour exercer notre activité professionnelle, il est tout à fait possible de créer des pauses télétravail, des instants de réunion café pour se retrouver entre collègues, partager des moments de vie, tout simplement rigoler. Nous en avons bien besoin dans ces moments où tout nous éloigne, nous pousse à l'individualisme. Meilleurs vœux pour cette nouvelle année!!
Branche professionnelle des industries électriques et gazières (IEG)
4 ansMichel, j’aime bien votre conclusion. Les OS doivent aussi parler positivement et rendre compte de leur succès.
Directeur à RP Vattier Conseil @timefortheplanet Delegue élu Syndicat Départemental d Energies 65
4 ansMerci