Défis en productions animales: cette chronique ne porte pas sur la gestion de l'offre
Les 18 derniers mois n’ont pas été de tout repos pour les filières de production animale en Amérique du Nord. Du lait au drain dans plusieurs endroits du monde. Des porcs et des bouvillons qui s’entassent. Au Québec, une période d’une désolante et émotive intensité pour la filière du poulet. Des espoirs déçus dans le porc, avec une grève qui s’étire.
Quel rôle y jouent les politiques agricoles? Rappelons certains faits : au printemps 2020, des millions de porcelets ont été euthanasiés aux États-Unis, conséquence de la COVID. Le 27 avril 2020, Business Insider rapportait que 2M de poulets avaient été euthanasiés au Delaware, conséquence des pénuries de main d’œuvre liées à la COVID. Gestion de l’offre ou pas, c’est arrivé.
Les causes de l’euthanasie de poulets résident ailleurs : 1) la chasse (peut-être trop performante) à la sous-utilisation d’actifs, 2) les réalités de l’élevage du poulet et 3) la conjoncture du marché de l’emploi.
Conserver une capacité d’abattage « de réserve » en cas de besoin implique des coûts. Devant l’exigence de rentabilité des filières, la capacité d’abattage s’est au fil du temps étroitement ajustée à la production. L’exemple du porc aux États-Unis est éloquent : depuis 5-7 ans, un équilibre délicat entre production et abattage a contribué à la baisse du prix du vivant par rapport aux coupes de viande, alors que les acheteurs avaient de moins en moins besoin de « tirer » sur le produit. Situation similaire dans le bœuf, où le poids des bouvillons n’est que récemment revenu à la normale en Amérique du Nord, après les désordres d’abattage du printemps 2020. Constat : les marges de manœuvre sont minces, partout. C’est nous qui l’exigeons, à titre de consommateurs avides d’efficacité opérationnelle et de bas prix.
Non seulement les filières opèrent-elles à capacité, la grève chez Exceldor a rapidement mené à des euthanasies parce que la physiologie même de l’animal et l’élevage intérieur ne permettent guère de maintenir les oiseaux en élevage plus longtemps que la durée prévue. Non sans engendrer des problèmes, les porcs et bouvillons d’abattages peuvent être maintenus en élevage au-delà des durées initialement planifiées, procurant une marge de manœuvre salutaire, mais loin d’être infinie.
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Quant au marché de l’emploi, tout a été dit : disposer de la main d’œuvre nécessaire est un défi pour une majorité d’industries. On pourrait arguer que la transformation laitière est moins à risque, étant moins exigeante en main d’œuvre. Ce serait un raccourci bien maladroit : les défis sont partout. Les lois de l’offre et la demande étant ce qu’elles sont, le coût de la main d’œuvre augmentera forcément et pourrait même - aux dires de l’équipe d’économistes de la Banque Nationale - constituer un moteur important de l’inflation au cours des prochains mois et années. Qu’en est-il de l’automatisation des abattoirs? Si c’était si facile, ce serait fait. Une chaîne d’abattage, c’est pas une ligne d’assemblage de Tesla.
Malgré les obstacles qui les ont provoqués, il serait de mauvais aloi de considérer les tristes événements des dernières semaines comme une fatalité. La gestion de l’offre n’est certes pas le sujet central de cette chronique, mais elle ne l’élude pas. Celle-ci évolue à travers un contrat social que l’on pourrait résumer ainsi : « je vous fournis de la bouffe en quantité et en qualité, en retour d’un prix équitable, couvrant ce qu’il en coûte pour produire. » Preuve a été faite au cours des derniers mois que les filières sur lesquelles s’appuient la GO - et les autres - doivent s’adapter à un environnement d’affaires en constante mutation. Tantôt, c’est la COVID qui met des bâtons dans les roues, tantôt un conflit de travail, tantôt un sinistre le fera - ou une autre calamité que nous peinons encore à imaginer. Nos outils de politiques agricoles n’ont rien de statique, et cela doit rester l’une de leurs plus grandes forces.
Vincent Cloutier, agr.
Banque Nationale
Dirigeant-entrepreneur, conseiller sénior en management, innovation et neuromanagement, formateur au MBA de l'UdS, mentor au Réseau Mentorat. Franchement passionné par les humains et leurs paradoxes.
3 ansTrès intéressant Vincent, tu as bien raison, les crises récentes n'ont rien à voir avec la gestion de l'offre, toutefois... Il fut un temps pas si lointain ou le juste à temps avait la cote. Depuis quelques années, le raffinement des systèmes de logistique de la chaîne d'approvisionnement a mis en place le juste assez. Dans la filière alimentaire (et bien d'autres secteurs avides du calcul des marges), c'est précisément cette approche, strictement économique et financière qui a motivé sa popularité. Produire, transformer, transporter et distribuer juste assez, juste à temps est la marotte de l'industrie. Cette stratégie a ses qualités mais aussi ses défauts car comme dit Vincent, y'a pas de réserve, pas de place à l'imprévue. C'est comme un déni des bienfaits de l'épargne... Or, l'économie, comme la finance, ne peut ignorer ces réalités...imprévues. L'autre défaut est que ce type de stratégie JTJA exige des engagements longs termes des acteurs et que ceux-ci ne puissent avoir aucun pouvoir de vie ou de mort sur la chaîne JTJA. Manifestement c'est là qu'est le maillon faible; il y a beaucoup de producteurs, quelques transformateurs (2-3) qui contrôlent 80-90% de cette étape et seulement quelques grands distributeurs (4-5) qui offrent aux consommateurs les produits finis. Quant aux syndicats, ils savent depuis longtemps ce que signifie le concept du rapport de force et c'est pas demain que les intérêts systémiques seront considérer. Bref, l'équilibre est impossible et ce modèle doit être repenser dans l'intérêt de tous, sinon, à la prochaine fois.
CERESSYS - Intelligence Systémique, Agriculture et Agro-industries
3 ansToujours très pertinentes tes analyses Vincent. Je crois que nous sommes entrés dans une ère de questionnement des modèles économiques dominants. Un problème critique se dessine pour l'industrie agroalimentaire et les politiques agricoles et alimentaires : peut-on continuer à externaliser les coûts sociaux et environnementaux tout en internalisant les profits ? Si non, quel en serait l'impact sur le coût de l'alimentation, sa part dans le budget des ménages, et ultimement sur la pérennité de notre société de consommation? Rappelons que cette dernière s'enracine dans le compromis fordiste des années 50-60 reposant sur l'industrialisation de l'agriculture (libérer la main-d'oeuvre rurale pour l'industrialisation, réduire le coût de l'alimentation pour permettre de nouvelles dépenses de consommation).