Démarches collaboratives et mécaniques de jeux : approche comparée – II : Le cas du participant dominant

Dans mon article précédent, je me suis penché sur le parallèle entre les démarches collaboratives et les jeux coopératifs au niveau de l’embarquement et de l’inclusion des participants, cela pour permettre aux dynamiques collectives de produire des résultats efficaces. Dans ce nouvel article, je vous propose de continuer l’exploration des mécaniques de jeux et des similarités avec le domaine collaboratif en traitant d’un aspect souvent insidieux : le participant dominant, autrement appelé joueur alpha dans le domaine ludique.

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 Le joueur alpha

Embarquer, inclure mes compagnons de jeu est donc au cœur de mes parties d’initiation. Je prends le temps d’expliquer les règles, les enjeux, les subtilités aussi, et je m’assure qu’ils ont les bonnes informations pour entrer dans l’expérience ludique. Et nous commençons à jouer. Il y a quelques temps, alors que se posait à nous un problème épineux avec plusieurs possibilités et une décision à prendre, nous discutions des options, nous évaluions des scénarios, quand l’un de mes compagnons a formulé cette petite phrase « Bah, on peut discuter mais au final de toutes façons, on fera comme Cédric a dit ». Et cette petite phrase m’a beaucoup interpellé. C’était dit sans défaitisme ni signe de désengagement : c’était au contraire un signe de reconnaissance. Mon ami indiquait par cette allégation que parmi le champ des possibilités il s’en remettait à mon avis, lequel il pensait être le meilleur au regard de ma connaissance plus approfondie du jeu et mon goût pour l’analyse de variables. Objectivement je connaissais mieux les règles puisque je les avais lues et intégrées afin de pouvoir les leur expliquer, et effectivement, en les explorant, mon cerveau n’a pas pu s’empêcher de rechercher des stratégies avant même le début de la partie. Mais jouer coopératif ce n’est pas décider pour les autres !

Or j’ai découvert que cette dérivée, qui consiste à avoir un joueur que l’on suit car il « sait mieux que les autres », a un nom : c’est le problème du joueur Alpha. Quand émerge un joueur alpha dans un jeu coopératif, il n’y a plus de décision collégiale. Ce joueur définit ce qu’il faut faire, et les autres exécutent son plan et suivent ses décisions. Si l’on n’y prend garde, le plaisir de l’expérience ludique chute rapidement : les autres joueurs, réduits à de simples exécutants, deviennent passifs et laissent le joueur alpha dicter ses directives et observent la partie se dérouler presque sans eux. Dès lors la victoire perd une grande partie de son sel car elle n’est plus le fruit d’une réflexion commune. Pis, en cas de défaite, la responsabilité n’est plus partagée et les apprentissages sont beaucoup plus faibles. Les joueurs se désintéressent du jeu, lequel finit par prendre la poussière dans votre ludothèque. Si vous n’y prenez pas garde vous allez vous retrouver seul autour de la table.

Ce qui m’a perturbé dans la réflexion de mon ami, c’est que ce statut de joueur Alpha, je ne l’avais ni calculé, ni même désiré. Connaissant les effets indésirables sur l’intérêt commun, et ne cherchant aucunement à diriger les autres autour d’une table de jeu, me retrouver mis dans cette position à mon corps défendant a illuminé quelques signaux d’alertes dans ma tête. Je suis depuis vigilant, lorsque nous jouons à ce genre de jeu, à éviter absolument de reproduire cette configuration. Mais ce n’est pas si simple.

Le participant dominant dans les démarches collaboratives

Dans les approches collaboratives on peut observer des phénomènes similaires. Il arrive en effet que la dynamique de groupe se voie perturbée par une prise de position dominante et écrasante de la part d’un individu, volontairement ou non, et par une forme d’abdication du reste du groupe.

Cette domination peut être délibérée : le « participant alpha » cherche à imposer ses points de vue, et opère une forme de coercition sur la dynamique de groupe. Cela peut être par un leadership appuyé, quand le participant cherche à tirer parti de sa position hiérarchique, et jouer de son statut pour orienter les décisions. Cela peut aussi être lié à une expertise pointue dont le détenteur cherche à tirer avantage en orientant les décisions « parce qu’il sait ce que les autres ignorent ». Dans les deux cas le collaboratif est mis en danger par une recherche de prise de contrôle.

Quand c’est involontaire, c’est le groupe lui-même qui intronise le participant en tant qu’alpha, souvent parce qu’il y voit une facilité. C’est en général le signe d’un désengagement de leur part, préférant s’en remettre à celui qui peut faire seul. On pourrait penser que cela n’est pas un problème, puisque c’est le résultat d’un processus consenti, reconnaissant la valeur et la compétence de la personne pour résoudre la complexité du sujet. Le participant alpha lui-même peut se trouver flatté de cette reconnaissance. Mais ce désengagement va en général se retrouver dans la mise en œuvre des décisions : la faiblesse de leur implication dans la construction de ces décisions va se ressentir dans leur implication future. Au moindre accroc, ils pourront arguer que leur responsabilité est minime, qu’il faut en parler à celui ou celle qui a tout élaboré.

Lorsque je facilite des démarches collaboratives, je suis vigilant à détecter les signaux qui montrent l’émergence d’un participant alpha. Et lorsque cela arrive, je me fais fort de prévenir les effets indésirables sur la dynamique de groupe.

Comment l’identifier ?

Mon rôle en tant que facilitateur est, entre autres, de m’assurer que le collaboratif s’exprime pleinement pour permettre de générer des résultats solides et durables. Je suis donc vigilant à la dynamique du groupe, et j’observe les interactions des participants. Quand un participant cherche délibérément à asseoir son leadership sur la dynamique de groupe, il s’appuie sur sa position hiérarchique, son niveau d’expertise, ou son sentiment de légitimité. Il contrecarre les avis divergents, laisse peu de place aux options qui ne viennent pas de lui, balaie les objections. 

Quand un participant se retrouve dominant malgré lui, c’est souvent le signe d’un leadership non assumé, ou d’une expertise pointue, unique et déterminante dans les décisions à prendre. Ce genre de participant, souvent introverti, influe sur la dynamique de groupe de façon moins visible au premier abord. Ses interventions arrivent en général en fin de discussion, mais font toujours pencher la balance dans sa direction.

L’émergence d’un participant dominant se repère en général aussi par les signaux faibles du reste du groupe : gestes de résignation, attention portée ailleurs, langage corporel qui montre l’acquiescement sans conviction. Le « consensus mou », ennemi de tout travail collaboratif efficace, prend de l’ampleur et se concentre autour de ce que formule le participant alpha. Ce dernier prend de plus en plus la parole, les regards se tournent vers lui dès qu’une idée potentiellement contradictoire est lancée; on observe des gestes d’impuissance de la part des contradicteurs éventuels, qui n’osent plus s’exprimer, etc.

Il est donc important que vous soyez focalisé non pas sur celui qui prend souvent la parole, ou semble chercher à influer sur les orientations du groupe avec ses idées, mais sur les réactions des autres quand cela arrive. Tant que le groupe semble libre de challenger les idées apportées, vous n’êtes que face à un « fort en gueule » ou à un « super expert » qui a toute sa place dans l’exercice collaboratif. Dès lors que vous sentez la résignation, il vous faut agir. 

Que faire pour l’éviter, ou le corriger ?

De même que j’ai cherché à travailler ma posture de joueur en parties coopératives, j’ai cherché à travailler ma posture de facilitateur pour éviter qu’un participant ne prenne l’ascendant sur le groupe, qu’il en soit conscient ou non. Je travaille sur deux niveaux :

·      Une facilitation active du groupe : je veille à entretenir la dynamique et le challenge, à faire en sorte que les idées s’expriment, je sollicite les interventions des uns et des autres en étant vigilant au langage corporel des participants pour détecter ceux qui ont envie de s’exprimer. Je cherche à m’assurer que les directions prises sont le fruit d’une volonté délibérée et que le consensus est réel, et non passif. C’est un exercice délicat, car il faut à tout prix éviter de focaliser mes interventions qui risqueraient de cristalliser le participant qui est en train de prendre l’ascendant. Je suis donc focalisé sur la dynamique de groupe. Je cherche à stimuler la parole de ceux qui, par leur langage corporel, semblent vouloir objecter ou apporter un avis potentiellement contradictoire. J’encourage le groupe à s’exprimer, sans les mettre dans une position délicate. Parfois, après une prise de position du participant alpha, j’invite les autres à réagir, et je challenge le silence qui suit : est-ce la marque que tout le monde est d’accord ? quelles alternatives pourraient permettre d’aller plus loin ?

J’essaie à certains moments de donner une sorte de miroir de la dynamique que je perçois, j’invite à la réflexion en créant une « meta-discussion » sur ce qui est en train de se passer.

·      Un coaching du participant alpha : en règle générale, ce participant n’est pas conscient de l’impact négatif qu’il a sur le groupe. Mon premier travail consiste donc à m’entretenir avec lui en aparté pour déterminer s’il fait cela à dessein ou si c’est à son corps défendant. Je cherche à comprendre ses motivations, et son intention positive, et je travaille avec lui à trouver la bonne posture pour que cette intention positive devienne une force au service du travail collaboratif. Lorsque l’ascendant est volontaire, cela traduit souvent une impatience ou une peur de voir le groupe aller dans une mauvaise direction. J’accompagne le participant pour qu’il comprenne que ses actions peuvent contredire son intention et mettre en danger l’atelier. Nous travaillons alors sur les solutions pour que ses interventions soient au service du collectif et non au sien propre. Quand cet ascendant est involontaire, j’accompagne le participant pour l’aider à accepter et embrasser son leadership, pour en faire bénéficier le groupe.

M’être retrouvé dans ce rôle de joueur alpha m’a permis de mieux comprendre certaines logiques à l’œuvre et adapter ma facilitation. Je suis en effet plus vigilant à la détection de ce genre de pattern, et je suis plus délibéré dans mes interventions en plénière et dans mon accompagnement des participants alpha. Par un accompagnement mêlant facilitation et coaching, j’aide à positionner le leadership au bon endroit tout en permettant au groupe de rester engagé et moteur.

Virginie Mathieu

Coach certifiée | Fondatrice Salvia & Co | Accompagnement au changement • Cohesion &Team Building | Formatrice | ex CSR Manager @Edenred | J' accompagne les individus et les organisations en quête de sens

4 ans

Merci pour ce partage

François-Xavier Dauphin

Avocat - Droit fiscal, droit des sociétés

4 ans

Super article Cedric Defay ! Bravo !

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