Déranger le dictionnaire pour qu'il nous dérange
Depuis un moment, j'avais envie de tester une nouvelle forme de texte qui donnerait de la force à mon propos car elle "incarnerait" une partie des réflexions que je propose. Pour résumer le fond en deux mots je dirais - un idéalisme qui dérange. Pour moi l’idéalisme est une forme de conscience fine et réaliste de son époque couplée à un attachement fort à des valeurs et des idéaux et la conviction profonde que les choses peuvent évoluer. J’aime la défendre, car elle est souvent connotée négativement et pourtant je pense qu’on en manque à notre époque pour faire avancer notre société. J’y associe le verbe “déranger” dans le sens ou je souhaite questionner et bousculer ce qui ne l’est plus (en particulier certaines pratiques et imaginaires collectifs sur l'entreprise et nos manières d'interagir dans ce monde du "business"). En fait, le fond de mon propos est d’ouvrir les possibles pour sortir du fatalisme ou de certaines formes de conformisme qui nous font conserver des pratiques avec lesquelles nous ne sommes pas en accord, qui nous dérangent et/ou qui sont dommageables (pour nous, pour les autres ou pour le reste du vivant).
Pour incarner cette intention, deux idées me sont venues :
J'ai choisi de jouer avec le dictionnaire.
Suite à un échange sur ma pratique du prix libre lors du festival "Nous n'irons plus travailler...", j'ai décidé de tester ce format pour restituer une partie de mon propos. Il se trouve en image à la fin de cet article (ou en cliquant ici si tu es pressé.e), mais avant j'en profite pour expliquer le choix de ce format. C'est un premier essai, il en appellera probablement d'autres. Je suis donc curieux d'avoir tes retours
Une forme - Développer une pensée à travers une liste de définitions qui se répondent et dont le contenu est travaillé pour ouvrir des questionnements
Mot (n.m) - Nom donné arbitrairement aux choses par l'humain pour lui permettre de se représenter le monde, de développer une pensée consciente et de construire un langage servant à communiquer et nourrir l'imaginaire collectif.
Dans mon article l'histoire qu'on se raconte compte, j'explore le pouvoir et l'influence de ces imaginaires sur notre réalité, nos choix, nos comportements, notre capacité à nous fédérer, à coopérer et à avancer ensemble. En développant le contexte de l’entreprise, je montrais que lorsqu’on souhaite voir advenir des changements, il est intéressant de conscientiser les imaginaires existants pour ouvrir les possibles et les dépasser. Or pour moi, les mots sont à la fois la source et la conséquence de notre imaginaire. Nous ne mettons des mots que sur les choses que nous arrivons à concevoir et il suffit de mobiliser un mot pour faire appel à notre imagination. Si je vous dis "chaise" vous imaginez une chaise. Si je vous propose de penser à "l'entreprise" cela vous renvoie à des images, des souvenirs, des idées, des ressentis qui arrivent à votre conscience sous la forme des mots. Ces représentations vous sont personnelles, mais puisque nous utilisons les mots pour communiquer ils doivent embarquer une signification suffisamment partagée pour que nous nous comprenions.
C'est pour cela que j'aime jouer avec les mots, questionner ce qu'ils disent et ce que chacun entend. Certaines fois je les utilise pour m'exprimer avec plus de précision et j'ai besoin de les dé-finir - leur fixer une fin, des contours, une signification précise et partagée. D'autres fois je ressens l'envie d'ouvrir les possibles et j'aime les dé-ranger - les sortir de la case dans laquelle ils sont rangés.
Dictionnaire (n.m) - Ouvrage, approximatif et subjectif, qui tente d'encrer l'imaginaire collectif d'une population donnée en figeant son vocabulaire dans les significations communément partagées à une date donnée sans être en mesure de restituer les mouvements en cour et à venir.
Dans cette optique j'affectionne particulièrement pouvoir consulter un dictionnaire. J'ai l'impression d'y trouver le vrai sens précis des mots, d'en découvrir plusieurs facettes et de pouvoir les confronter à l'usage que j'en fais ou que j'observe. Pourtant je considère qu'un dictionnaire reste approximatif, forcément un peu subjectif, probablement toujours en retard sur son époque et bien incapable de prédire ce qui va advenir.
Approximatif - C'est volontairement provocateur, mais il suffit d'observer comme un dictionnaire ne peut se satisfaire d’une définition pour se "définir". Dans le petit Robert 2021, la définition de Dictionnaire est "Recueil d'unités signifiantes de la langue (mots, termes, éléments...) rangés dans un ordre convenu, qui donne des définitions, des informations, sur les signes". La quatrième de couverture définit cette édition comme "Une description inégalée de la langue française" incluant la langue d'aujourd'hui (mots, emplois et évolutions récentes), l'usage de chaque mot (prononciation, différentes significations, expressions, etc.) et son étymologie (histoire, cheminement de ses sens, etc.). Dans la préface, Alain Rey explique qu'un dictionnaire de langue est "le recensement et l'analyse des significations" des mots et qu'ainsi on peut le définir comme "la mémoire lexicale d'une société". Chaque texte mobilise un vocabulaire spécifique et des métaphores différentes pour tenter de décrire cet objet qu'on appelle un dictionnaire. En fait je crois qu'une définition est partielle et insuffisante par essence car il est impossible de révéler toute la réalité qui se cache derrière un mot en mobilisant uniquement d'autres mots pour le faire. La meilleure manière de savoir ce qu'est un dictionnaire est probablement d'en ouvrir un.
En retard - Comme expliqué ci-dessus, un dictionnaire est ancré dans son époque. Il définit les mots à travers leurs significations contemporaines, il peut éventuellement témoigner d'une évolution historique, mais il ne peut aucunement prévoir et indiquer le sens qu'aura ce mot demain. Par exemple, en 1976 le tarif était le “Montant des honoraires des médecins ou autres praticiens qui servent de base au calcul des prestations des assurances maladie versées par la Sécurité Sociale”. En 2021 c’est devenu “Le prix tarifé ou usuel (d’une marchandise, d’un travail”. Ces deux éditions de dictionnaire séparées de 45 ans témoignent de l’évolution de l'imaginaire collectif sur ce qu'on veut dire par le mot "tarif". Entre les deux il y a eu une édition qui a actée cette évolution, alors que celle de l'année d'avant avait été incapable d'être le témoin d'un changement pourtant déjà en cours. En 2021 dans le petit Robert, des mots comme "influenceur" ont été reconnus des années après la généralisation de leur usage et de nombreuses locutions ont vu le jour pour réagir à l'actualité - “le patient zéro“, “les gestes barrières“, “la distanciation sociale“, “l’immunité collective“, une nouvelle fois à rebours, une nouvelle fois en réaction. En fait, le travail des rédacteurs est notamment de constamment actualiser le dictionnaire pour combler le retard pris par l'édition précédente.
Subjectif - Évidemment, il y a derrière un dictionnaire un travail précieux et rigoureux pour proposer des définitions les plus précises et objectives possibles. C'est ce qui en fait sa force et sa richesse. Pour autant, il suffit d'observer qu'entre le Larousse et le Robert, les définitions, les citations et/ou les exemples peuvent différer pour se rendre compte que le contenu reste toujours, à un moment ou à un autre, influencé par des choix humains. En ce sens, il conserve une part de subjectivité.
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Puisque les mots sont au cœur de nos imaginaires collectifs, que le dictionnaire fige leurs significations et qu'il me semble qu'on l'utilise souvent pour trouver une sorte de vérité dans la définition, cela me semblait être une forme particulièrement intéressante à détourner pour "incarner" mon propos.
Premier essai - une réflexion sur le prix libre en quelques définitions
C'est donc ce que j'ai essayé de faire en développant une réflexion autour de ma pratique du prix libre à travers une liste d'une quinzaine de définitions.
Je les ai travaillés sans chercher à être exhaustif et en assumant ma subjectivité afin de préciser ce que je veux dire quand j'utilise tel ou tel mot. En prenant certaines conceptions à contre pied ou en ne pointant qu'une partie du sens de certains mots ou en citant quelques sources d'inspirations, j'ai aussi cherché à soulever plus de questionnements que je n'apporte de réponses. Plutôt que d'enfermer les mots dans une signification, j'ai ainsi plutôt cherché à les ouvrir.
J'ai aussi choisi de ne pas les ordonner de manière alphabétique. À l'inverse je tisse un lien entre "Prix" et "Libre" par un enchaînement de définitions qui explicitent à chaque fois le sens d'un mot utilisé dans la définition précédente. Cela me permet d'inviter le lecteur à suivre un cheminement de pensée, mais aussi de pointer l'imbrication des mots les uns dans les autres.
Au plaisir d’en discuter, autant sur le fond que sur la forme
Cliquez ici pour aller sur une version pdf qui permet de cliquer sur les sources d'inspirations pour trouver les références (et pouvoir télécharger le doc)
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À propos de moi
Idéaliste - face à la complexité et aux incertitudes de notre époque, ce qui me fait avancer ce sont les tensions entre ce que je vis et observe (avec autant de réalisme que possible) et mes valeurs et idéaux - Profondément humaniste - j'ose avoir confiance en l'humanité - Vivant avant tout - j'aime me laisser inspirer par le vivant pour éviter une réflexion antropocentrée et je souhaite questionner ce qui ne l’est plus pour recréer du mouvement. Plus concrètement, je suis facilitateur et professeur en écoles et universités. Mes sujets de prédilections sont la raison d’être des organisations et les valeurs de l’équipe et depuis quelques temps j'ajoute la prospective et les imaginaires collectifs. J'aime creuser et réfléchir à ses sujets avec l’intention de participer, modestement, à l’évolution des organisations pour répondre à l’urgence des enjeux de notre époque.
Profondément humaniste. Vivant avant tout !
2 ansLaurie Barant pour prolonger notre échange. En gardant en tête le mot "dérouter". 🙂
Coach & Mentor pour les leaders d'entreprises souhaitant impacter positivement l'humain et le vivant – UN ESPRIT AU CLAIR POUR UNE ACTIVITE PROSPERE – Une performance équilibrée et alignée avec le respect de la vie
2 ansSi nous définissions clairement les choses lors de nos échanges, nous éviterions bien des malentendus et déconvenues. Dans un coaching, l'une de mes clientes avait mentionné un réel besoin (encore plus que son envie) de prendre des VACANCES. Ce terme anodin revêt des réalités très différentes d'une personne à l'autre: - A partir de combien de jours la personne considère-t-elle être en vacances ? - Peut-elle partir en vacances à 30 Km de chez elle ou partir en vacances cela implique-t-il forcément un déplacement en avion ? - S'imagine-t-elle partir seule ou seulement en couple / famille ? - Est-ce s'allonger sur un transat ou visiter un maximum de choses ? Il est passionnant de voir quelles disparités il peut y avoir à partir d'un même mot. Si 100 personnes devaient dessiner de manière détaille la CHAISE qu'elles visualisent en entendant le mot chaise, nous aurions très certainement de grandes disparités et probablement beaucoup de créativité.
Professor & Researcher at INSEEC Grande Ecole - Chair Management & Health - Grenoble IAE - Chair Meaning @ Work Icam
3 ansJeanluc Christin, •Olivier Perrin•
Inspirer la transformation des organisations
3 ansMerci beaucoup Maxime Barluet de Beauchesne, je trouve ça vraiment inspirant ! J'adore cette idée de jouer avec les mots pour ouvrir des questionnements et dé-ranger. Ce 1er essai sur le prix libre est très réussi :)
Co-fondateur @Ultra-Laborans
3 ansMathilde DULIOUST