Les jeux entre le fond et la forme – Victor Hugo rencontre Umberto Eco - Réflexion académique et éducative

Le texte en tant que « signe produit »

Lorsque j’ai commencé à enseigner, dans le cadre d’un cours intitulé Communication et écritures, j’étais à la recherche d’un angle d’analyse permettant de représenter le travail menant, consciemment ou inconsciemment, de l’idée ou intention de communication, au texte – qu’il soit littéraire ou non littéraire.

Les travaux de Roman Jakobson et mes recherches en analyse des discours m’ont inspiré une première approximation, illustrée dans la version PDF de la chronique que je pourrai vous partager sur demande. En voici une explication «verbatim».

Un contexte sert de stimulus à un émetteur qui produira une communication, verbale ou écrite, par exemple, Victor Hugo qui a été bouleversé, alors qu’il était jeune écrivain, par une exécution publique et qui s’est par la suite beaucoup exprimé sur son opposition à la peine de mort, notamment dans le roman Le Dernier jour d’un condamné.

Cet émetteur aura un but, il donnera à sa communication une intention, une fonction essentielle dominante : informer (le message sera alors centré sur le contexte), s’exprimer (le message sera alors centré sur l’émetteur), influencer (le message sera orienté vers la réponse du récepteur).

Cette intention orientera le codage du message : le fond du message sera complété par la cohérence (des « personnages » et des actions). Parallèlement, le message sera graduellement mis en forme ; on lui donnera une organisation (de l’espace et du temps) et un style (on y jouera un peu plus ou un peu moins avec les mots…et les sons, en fonction de l’intention essentielle dominante.

Une fois « codé », le message parviendra à un récepteur qui sera invité à le « décoder ». Pour ce faire, le message sera « testé » par trois filtres :   l’intelligibilité, la recevabilité et l’acceptabilité. Si nous revenons à Victor Hugo, même si l’écrivain était assez habile à produire des textes intelligibles, il faisait face au défi d’être à contre-courant : la guillotine était perçue comme une humanisation de la « peine de mort » – la population considérait-elle recevable de s’y opposer ? ; était-il moralement acceptable de remettre en question le droit à la société à sanctionner l’auteur d’un crime grave ? Un échec à l’un ou l’autre de ces filtres inhibera ou conditionnera négativement la réponse du récepteur à l’émetteur. 

En revanche, une difficulté à l’un ou l’autre de ces filtres pourra être tempérée, voire surmontée par l’un des trois philtres -élixirs de la communication : la vraisemblance, la reconnaissance, l’efficience. Victor Hugo devait donner à ses lecteurs un récit qui lui semble vrai, dans lequel il pouvait reconnaître sa propre condition humaine, et dont la forme servait bien - avec efficiencele fond.

Cette présentation un peu linéaire ne rend pas nécessairement justice aux relations dynamiques reliant l’idée au signe.

 Le signe-texte en tant que « projection d’une idée »

Dans son essai intitulé La Production des signes, Umberto Eco explore les diverses dynamiques menant à la production des signes de tous ordres. Si nous ramenons le propos à la relation sens-texte, nous pouvons considérer une version relativement simplifiée du schéma élaboré par Eco, qui prendrait la place de la section codage du tableau 1 (eh oui, un tableau 2 est disponible dans la version PDF de l'article).

À partir de l’intention initiale dominante de l’émetteur, le message entre dans une phase de codage, en partie sous le signe de l’objectivité, en partie sous le celui de la subjectivité. Ce codage, par les relations entre quatre grandes dimensions structurales (cohérence, organisation, style et intention), enrichit les stimuli programmés (par jeu entre les fonctions du langage essentielles : informer, s’exprimer et influencer). L’émetteur opère des transformations du contexte de départ : projections d’une cohérence dans des mots, congruences entre les éléments stylistiques (le jeu entre les mots, les sons, etc.) et les autres dimensions structurales, au fur et à mesure que les vecteurs (l’organisation du texte) se précisent.  

Revenons encore une fois à Victor Hugo et à son roman le Dernier Jour d’un condamné. Afin d’y présenter une re-présentation (ou re-création) de la situation d’un condamné à mort, voulant stimuler chez son lecteur une compréhension intelligible de l’horreur que devrait susciter chez lui le « meurtre d’État », Victor Hugo choisit de nous donner en projection un homme sans le nommer, ni préciser la nature précise du crime – on sait seulement qu’il est un jeune père de famille et que ses recours judiciaires seront sans effet Victor Hugo prend le pari que chaque lecteur ou lectrice pourra se reconnaître, dans ce personnage et dans cette situation, ou à tout le moins une situation possible – pour soi ou pour son entourage. Les vecteurs du texte nous confinent à un récit relativement court dans des lieux passablement clos. L’acceptabilité du point de vue de Victor Hugo et l’influence qu’il aura sur celui de la lectrice ou du lecteur reposeront sur la force d’évocation du style même de l’auteur qui aura à établir le plus grand nombre possible de congruences entre les différentes dimensions de son texte.

Le nombre d’allers-retours variera selon la perception des filtres et des philtres découlant des fonctions du langage utilisées. Le travail sur le texte devrait se poursuivre jusqu’à ce que l’émetteur sente que son texte est empreint d’intelligibilité, de recevabilité, d’acceptabilité, de vraisemblance, de reconnaissance et d’efficience. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », disait Nicolas Boileau. « Un signe renvoie souvent à un autre signe qui nous ouvre la voie à d’autres signes », dirait Guillaume de Baskerville, personnage du roman Le Nom de la rose, d’Umberto Eco. La roue des signes, de la production de ceux-ci, pourrait tourner à l’infini, dans un chaos magnifique ou une magnificence chaotique, semble nous suggérer le grand linguiste, sémiologue et écrivain italien. 

Le signifiant et le signifié : le fond et la forme

 La production du signe, telle que modélisée par Umberto Eco, est beaucoup moins binaire que la distinction fondamentale de Saussure entre le signifié (ce qui est communiqué : le fond) et le signifiant (la façon dont cela est exprimé : la forme), ou celle de Hjelmslev entre le plan du contenu et celui de l’expression. Le signe, qu’il soit non littéraire ou littéraire, se construit par des interrelations entre les quatre dimensions structurales (illustrées dans un troisième tableau inclus dans la version PDF).

Une dernière approximation, à la fois inspirée d’Umberto Eco et de Louis Hjelmslev, tend à montrer que la production d’un signe est une combinaison de décisions objectives  – ou explicites (aux plans de la cohérence et de l’organisation du texte) – et d’un jeu de subjectivités aux niveaux du style et de l’intention, où la forme est souvent une fonction du fond.

Examinons ensemble un « beau cas » extrait de Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo : 

« Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée […] Une horrible, une sanglante un implacable idée ! […] : condamné à mort ».

Au moins trois interventions, ou transformations, de l’ordre du style, sont apparentes dans cet extrait. Premièrement, pour rendre intelligible, vraisemblable et reconnaissable son propos, Victor Hugo utile le quantificateur universel « chaque » et le quantificateur existentiel et article indéfini « « une ». Deuxièmement, pour exprimer l’angoisse que chacune et chacun pourrait ressentir devant l’inéluctable, il met en parallèle une gradation descendante du temps, de l’échéance qui se rapproche (jour, heure, minute) et une gradation croissante de l’appréhension de l’exécution (horrible, sanglante, implacable). Troisièmement, pour stimuler l’empathie (la capacité de comprendre – prendre avec soi - ce que vit l’Autre), Victor Hugo utilise un glaçant retour du groupe de consonnes ch-q, ch-q, ch-q, qui évoque non pas le mouvement politiquement correct de l’horloge, mais le « coup hideux » de la guillotine. Congruences et efficience.

Jusqu’à quel point cette dynamique peut-elle être consciente chez un auteur ? Jusqu’à quel point notre émetteur pourrait-il tenir compte de l’étape suivante à sa production du signe : les filtres et les philtres qui conditionneront, faciliteront ou inhiberont la réception de son message ? Sans se limiter au linéaire, et sans vouloir sombrer dans le compliqué, pourrions-nous produire et analyser des textes dont la complexité reste empreinte de simplicité ?

Prochaines chroniques :

Le 8 novembre – Les jeux entre le simple et le complexe – réflexion académique et éducative

Le 15 novembre – De l’usage de la Force - Autres souvenirs d’un éducateur – réflexion éducative et civique

Le 22 novembre – Le jour de la culpabilité – Pourquoi chercher « le traître »? - réflexion civique et linguistique

 

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