DE LA THEORIE GENERALE DES VIOLENCES ET CONFLITS ARMES EN AFRIQUE MEDIANE
Incendie des maisons à Birao, le 02/09/2019, suite aux combats fratricides FPRC versus MLCJ/PRNC/RPRC. Bilan: 38 orts et 17 blessés (civils et combattants réunis), selon la MINUSCA et plus de 19 000 personnes déplacées selon UNOCHA.

DE LA THEORIE GENERALE DES VIOLENCES ET CONFLITS ARMES EN AFRIQUE MEDIANE

Avant-propos

     L’Afrique médiane ou Mittel Afrika, selon la géopolitique allemande du 19ème siècle, couvre un large arc de pays situés entre les déserts du Sahara et de Kalahari. C’est-à-dire l’Afrique de la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), de l’EAC (Eastern African Community), de la CEEAC (Communauté Economique des Etats de l’Afrique centrale). Ces pays se situent à la jonction de l’Afrique pétrolière, de Luanda à Lagos, et de l’Afrique agro-pastorale, de Dar-es-Salam à Massoua. C’est un axe qui va de l’Océan Indien (Mombasa, Dar-es-Salam) à l’Océan Atlantique (Luanda, Matadi, Libreville, Douala).

Etat de la question : de quoi parle-t-on ?

Phénomène fondamental des relations internationales, les violences et les conflits armés suscitent les opinions les plus contrastées et les plus passionnées. D'un côté, l'opposition est permanente entre le constat empirique de l'omniprésence des violences et conflits armés et l'incompréhension de cette ubiquité. De l'autre, des observateurs qui, à la fin du 20ème siècle, ont évoqué « la fin de l’histoire » (Francis Fukuyama : 1992), « l'obsolescence des guerres majeures » (John Mueller : 1989) pour annoncer que « la guerre a presque fini d’exister » (John Mueller : 1989). Cependant, les enseignements tirés de l’histoire sociopolitique montrent comment le monde ne cesse d’osciller entre l’ordre et le désordre, entre la guerre et la paix, la pacification et la violence. Alors que la fin du 20ème siècle a vu disparaître la colonisation, l'apartheid et la guerre froide, le 21ème siècle, lui, voit évoluer des violences et conflits armés dans des configurations inédites. Ces conflits ne se limitent pas uniquement au « choc des civilisations » (Samuel P. Huntington : 2000). Ils ont des précédents historiques et sont la consécration de l’inconciliable, avec comme particularité, comme l’écrit Bertrand. Badie et Dominique Vidal (2014 ; 2016 ; p. 9), la remise en cause des schémas classiques et le bouleversement des notions « ennemis », « territoires », « souveraineté » et même « ordre » et « désordre ». Ils sont, dans leur complexité, l’illustration du « naufrage d’un Etat, l’agonie d’une nation » (Didier Niewiadowski, 2014) ; lequel effondrement ou faillite propre à la situation des « Etats effondrés » (Zartmann Ira William, 1995) qui, très souvent, conduit à des mutations du « Phénomène guerre » (Gaston Bouthoul, 1962, 2006).

Il se pose ainsi la question de l'approche d'analyse de ces violences et conflits qui évoluent dans le temps et dans l’espace ; lorsque la mise en valeur inégale des territoires contribue au marquage et au maintien des frontières symboliques qui, par ailleurs, très décriées, et développe ainsi des « attachements de type primordiaux et sociobiologiques » (Abou-Bakr Mashimango, 2013) et des séismes identitaires (Daniel Derivois ; 2020).

 La guerre, telle que définie dans les manuels de droit des conflits armés, oppose des belligérants, c'est-à-dire des Etats ou autres acteurs reconnus comme tels au sens du droit international de la guerre : armées régulières, organisées en Etats, qui s’affrontent pour la défense de leur patrie (Dietrich Schlinder et Jiri Toman, 1996, p. 761). De cette définition, il résulte que la guerre est à la fois une stratégie de défense qui combine à la fois la belligérance, l’antagonisme (qui exprime le degré d’opposition : politique, économique, idéologique, territorial, ethno-identitaire, etc.) et l’affrontement (concrétisé par les combats pour marquer le degré de l’hostilité, parce que les protagonistes ont décidé d’utiliser les méthodes violentes à la place ou en plus des méthodes non violentes). La guerre est donc une « confrontation délibérée entre deux groupes d’une même espèce, qui manifestent l’un à l’égard de l’autre une intention hostile, en général à propos d’un droit, et qui essaient de convaincre ou de contraindre l’adversaire, éventuellement par le recours à la force, lequel peut le cas échéant tendre à la destruction physique de l’adversaire. » (Julien Freund : 1983 ; p. 65). Autrement dit, un recours à la violence entre les antagonistes, motivé par l’hostilité, qui transforme le conflit en guerre : un recours à des moyens destinés à porter atteinte à la vie, à la liberté, aux biens, aux moyens des personnes « ennemies ». De ce point de vue, cinq éléments constitutifs de la guerre sont à distinguer : l’hostilité, la coercition, la force armée, les combats et les victimes.

La situation en Afrique médiane, montre à quel point les acteurs et les facteurs des violences et conflits armés sont complexes et enchevêtrés. Aussi pertinente que puisse être la typologie : conflits juridiques et des conflits politiques, il n’est toutefois pas aisé de l’appliquer dans l’analyse des hostilités actuelles en raison de l’enchevêtrement des facteurs et acteurs. En effet, les violences et les conflits armés actuels sont du registre des « nouvelles guerres » (Bertrand Badie & Dominique Vidal : 2016), des « guerres nomades » (Michel Galy, 2008), des « anarchies équilibrées » (Hubert Deschamps, 1978). C’est-à-dire, des guerres qui ne sont ni interétatiques ni civiles, deux caractéristiques principales de l’activité belliqueuse dans les sociétés en Etats ; mais des guerres qui, selon Jean-Baptiste Duroselle (1992), sont à la fois courtes, longues, limitées, indéfinies, totales, localisées, classiques ou conventionnelles, révolutionnaires, subversives, non ouvertes, de haute et basse intensité, etc., et aux termes de Pascal Chaigneau (2002) ou Colette Braeckman (2003) ou Valérie Dupont, (2011), sont des guerres de clans, guerres identitaires et, surtout, des guerres de prédation ou de jacqueries. C’est pourquoi Lewis A. Coser (1983) définit le conflit comme étant « une lutte pour les valeurs et des biens rares, où les acteurs cherchent à neutraliser, léser ou éliminer leurs rivaux. »

Comme observées en RDC, RCA, au Cameroun, au Nigeria, au Mali, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Burundi, au Rwanda, au Soudan, au Soudan du Sud, au Tchad, au Mozambique, en Ouganda, en Ethipie, en Somalie, en Erythrée… ces violences et conflits armés ne sont ni actifs ni inactifs sur toute l’étendue du pays. Très souvent, il s’agit, des pics de violences meurtrières très variables contre les populations civiles, des violences qui, sur un même théâtre, certains villages, certaines zones, connaissent une accalmie relative alors que, en concomitance, des combats sont intenses dans d’autres portions du territoire. Ce sont des violences qui relèvent de la situation des « Etats effondrés » (Ira William Zartman : 1995). Elles s’inscrivent dans le registre des « guerres civiles » (Roland Marchal & Christine Messiant, 2014). Elles comportent des aspects sociopolitiques internes et des dimensions ethno-identitaires transnationales, répondent aux enjeux géopolitiques et géostratégiques des grandes puissances et modifient l’expérience de la guerre. D’où la nécessité de réinventer la compréhension du « phénomène guerre » (Gaston Bouthoul : 1962 ; 2000), de changer le paradigme et réviser la méthodologie de l’esquisse des violences et conflits armés, particulièrement ceux de l’Afrique médiane. L’interrogation doit-être portée sur des notions « ethnicité », « transnationalisme », « terrorisme », « ennemi », « territoire »,  « souveraineté » et ce qu’elles impliquent dans le contexte africain.

Changement de paradigme et révision méthodologique

Il faudra, pour cela, examiner les « nouvelles figures de guerre » (Pascal Hintermeyer & Patrick Schmoll, 2006) ou "les Nouvelles guerres" (Mary Kaldor, 1999) au travers les marasmes sociaux conséquents à la vulnérabilité générale qui frappe « l’Etat du monde » (Bertrand Badie & Dominique Vidal, 2016, p.9). Ce qui nécessite une « géographie des conflits armés et des violences politiques » (Stephane Rosier & Yann Richard, 2011) qui, pour comprendre les « guerres d’hier et d’aujourd’hui » (Bertrand Badie, 2016, p. 11), s’appuie sur l’« histoire de la guerre » (David Cumin, 2014 ; Bruno Cabanes & al., 2018). Il est donc question de passer en revue les faits en rapport avec les enjeux et les forces d’attraction qui conduisent à la rupture de la paix, particulièrement dans les « zones grises » ou « arc de crise » (Philippe Boulanger, 2011) et traiter les conflits et les violences armés comme une « institution destructrice » (Gaston Bouthoul, 1991), responsable des morts et déplacements des populations, ainsi que de la dévastation de l’environnement.

Depuis la dislocation de l’URSS qui a signé la fin du bipolarisme, on assiste à des « bellicité[s] » (Abou-Bakr Mashimango, 2010) dont l’explication dépasse les rivalités entre les deux blocs idéologiques, les deux visions du monde : le capitalisme impérialiste et le communisme-marxiste-léniniste. L’analyse des violences et conflits armés africains doit être faite selon le comportement et les interactions (Arnold Wolfers, 1962, chap. I) entre acteurs, ainsi que les « interdépendances complexes » (Joseph Nye & Robert Keohane, 1997) entre facteurs. Il ne s’agit pas de faire un tableau Excel qui récapitule ou un inventorie toutes les « collaborations » et/ou les « alliances » et/ou les « inimités » entre les acteurs infra et transnationaux et internationaux dans les pays situés au sud du Sahara et au nord de Kalahari. Il est plutôt question d’analyser les crises par rapport à l’évolution, à la transformation et au prolongement des violences et conflits armés dans cette zone. Pour ce, il faudra : 1) éviter les généralisations abusives en abordant la bellicité non pas comme un phénomène particulier, propre à l’Afrique, mais comme une des principales activités publiques internationales ; 2) traiter la bellicité telle qu’elle se présente selon une grille de lecture géopolitique (territoire, acteurs, mobiles/revendications/objectifs, enjeux, stratégies et actions/les moyens et les méthodes de la conduite des hostilités, évolutions et bilans/perspectives) ; et 3) sortir du dilemme « universalisme et spécificité africaine », parce que, épistémologiquement, comme l’écrit Alain Plantey (2000 ; p. 402) : « pour peu qu’il ait quelque importance, aucun événement n’est plus isolé ». Toutefois, quand bien même l’utilisation des constructions générales permettrait d’aborder les questions d’ordre local, il faudrait tout de même retenir que l’élargissement des concepts présente des limites et que chaque contexte garde une part de sa particularité. C’est pourquoi, bien que, généralement, on distingue deux formes de conflits : les conflits internes et les conflits interétatiques, en Afrique médiane, en revanche, on observe un phénomène nouveau : celui de conflits transnationaux, des conflits intermédiaires entre les guerres internes et interétatiques.

Des violences et des conflits armés transnationaux : de la reconnaissance des acteurs non-étatiques

La reconnaissance des acteurs non-étatiques souligne le profond renouvellement qu’a connu la science des relations internationales au cours de son évolution quant à ses concepts, à ses approches et questionnements, ainsi que dans sa production scientifique. L’étude des conflits armés comme « forme la plus extrême de l’insécurité » (Philippe Hugon : 2006) ne doit donc plus s’inscrire uniquement en termes rationnels, mais aussi sous l’angle de l’histoire, de la géographie humaine et de la sociologie politique. C’est une volonté d’analyse qui prend en considération des solidarités et des relations autres qu’étatiques.  

Comme en témoigne actuellement la résurgence des mouvements de rébellion faisant de l'identité ethnique et/ou religieuse une revendication politique, la géopolitique mondiale connaît à présent de profonds bouleversements. L’état de déliquescence dans lequel se trouvent les pays dits « périphériques » montre que les acteurs non-étatiques occupent une place incontestable dans la vie tant nationale qu’internationale. Cependant, seules les guerres opposant deux entités étatiques dans un combat de coercition sont qualifiées de haute intensité, parce qu’elles donnent lieu à l’utilisation d’armements lourds (chars, artillerie, missiles, etc.) et que leur but est d’obtenir la victoire militaire, c’est-à-dire la suprématie opérative et tactique. Loin d’être archaïque, cette conception classique de la guerre uniquement axée sur la confrontation entre deux armées étatiques semble ne plus être en phase avec les réalités conflictogènes actuelles, particulièrement en Afrique médiane où l’on assiste à une coexistence des guerres interétatiques et guerres civiles internes et transnationales. C’est un changement dans l’art de la guerre et une mutation profonde, aussi bien dans la doctrine militaire que dans les concepts organisationnels et opérationnels, et la conduite des hostilités. Ainsi, bien que les Etats demeurent toujours dépositaires de la souveraineté nationale, ils sont obligés de composer avec les acteurs non-étatiques dans l’exercice de cette souveraineté et dans l’accomplissement de la responsabilité individuelle et collective, tant en période de paix que pendant les hostilités. Parce que, avec la fin de la dichotomie homogénéisante de la bipolarisation, la situation géopolitique et stratégique des conflits armés est devenue plus complexe et instable. Le face à face planétaire de deux superpuissances a cédé la place à une série de théâtres conflictuels locaux dus aux crises sociales, doublées de « haines historiques » liées aux uchronies, querelles de légitimité et luttes pour le contrôle du pouvoir. Qualifiés de « basse intensité », ces conflits mettent en scène plusieurs protagonistes aux méthodes et aux moyens de guerre souvent non conventionnels. Ce qui remet en question les postulats de Francis Fukuyama et John Mueller qui prônent le monde pacifié par une démocratie politique et une économie libérale.

En effet, même si, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, les relations internationales ainsi que le développement de la coopération en matière de sécurité et de défense rendaient jusqu’ici inconcevable l’affrontement des grandes puissances et/ou les guerres internationales à grande échelle (les guerres majeures), il faut admettre que la multiplication des guerres infra-étatiques, d’essence identitaire (ethnique ou confessionnelle ou les deux à la fois), comme il en a éclaté ces derniers temps, ou encore des « guerres par nécessité » (eau, terres arables, survie…), fait redouter une escalade de la violence, des « nouveaux désordres mondiaux » (Philippe Moreau-Defarges : 2011). Et cela ne peut pas laisser indifférent toutes les analyses géopolitiques des violences et conflits armés. Avec la disparition des règles de jeu stratégique global, les fluctuations démographiques, sociales, économiques, politiques et écologiques entraînent la multiplicité des centres de décision, avec des acteurs divers et variés qui imposent de nouveaux rapports de force, crée de nouveaux enjeux (causes et effets) et, ainsi, de nouveaux conflits.

Il est vrai que certains conflits, notamment les conflits frontaliers, peuvent être interprétés comme juridiques et interétatiques. Mais ils sont également identitaires, irrédentistes, sécessionnistes, d’annexion, politiques, économiques et sociaux. Le paradoxe réside dans le fait que c’est pour rétablir les frontières coloniales tant dénoncées comme fondement de tous les malheurs que certains Etats engagent des hostilités contre leurs voisins.

Certes, avec l’émergence de l’Etat-nation en Afrique, la tendance post-indépendance a été de rassembler dans un même territoire de populations qui, souvent, n’ont rien en commun que le même colonisateur. Les conséquences ont été les guerres de sécession qui ont suivi la décolonisation et la balkanisation de certains Etats. On a vu ainsi apparaître des microsociétés ou des micro-Etats qui aspirent à l’indépendance et jaillir un phénomène nouveau : celui de  « guerre de moins en moins guerre » (Abou-Bakr Mashimango : 2022), encouragées par d’autres Etats ou par des organisations transnationales lorsque les intérêts s’y invitent. Ainsi, un même conflit peut répondre à la fois au critère interétatique et au critère international ou avoir un caractère mixte ; c'est-à-dire apparaître comme un conflit international dans les relations entre certains belligérants et comme une guerre civile entre d'autres belligérants. D’où la durabilité des violences et conflits armés.

La revue Diplomatie n° 52, intitulée « Afrique, nouvelle terre de conquêtes ? », fait état de lutte d’influence sur le continent africain depuis quelques années entre les puissances occidentales (les Américains et les Européens), la Russie et la Chine. Il s'agit d'une volonté géostratégique de redessiner la carte géopolitique de l'Afrique en créant de nouveaux relais sur lesquels elles peuvent s'appuyer pour contrer toute velléité de résistance à leurs intérêts en Afrique. De ce point de vue, mon opinion est que les conflits armés en Afrique médiane constituent un élément structurant de l'évolution de la politique internationale. On observe aujourd’hui la présence multiforme des EUA avec le retour des « peace corps », de la Russie à travers la société militaire privée Wagner, de la France qui reconfigure son dispositif militaire en cherchant à européaniser son programme de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) en passant par la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), de l’Inde qui utilise sa diaspora d’Afrique orientale (Tanzanie, Ouganda, Afrique du Sud, Ile Maurice, Seychelles…), de la Chine qui gagne tous les marchés africains et défie les puissances occidentales parce qu’elle n’impose aucune conditionnalité politique. Autant d’ambitions rivales sur les plans diplomatique, militaire, commercial et économique des puissances occidentales et des BRIC ; lesquelles ambitions se conforment aux plans diplomatiques et militaires établis pour défendre les intérêts géopolitiques. Les luttes d’influence conséquentes auxquelles se livrent Paris, Washington, Moscou, Pékin, New Delhi, Ankara, etc. n’est pas sans impact : elles favorisent le développement d’organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, et des sociétés privées transnationales, dont l’influence est conséquente sur la vie des Etats de l’Afrique médiane.

Les conflits transnationaux sont donc des conflits qui ne sont ni internationaux ni internes aux frontières d’un seul Etat et dont les acteurs sont soit des gouvernements d’Etats, soit des organisations idéologiques ou confessionnelles, des sociétés militaires privées (SMP), soit des groupes infra, inter et/ou transnationaux qui se définissent, les uns par rapport aux autres, comme « ennemis » ou comme « alliés » actuels ou potentiels. Certes, l’existence de ce type de conflits n’est pas une découverte récente : au 20ème siècle déjà, la guerre froide avait impacté la vie intérieure des Etats entrainant des guerres « idéologiques », des rébellions et autres violences et conflits armés. Ce qui est nouveau, ce sont les recherches sur les conflits transnationaux. Comme illustré par l’explosion des guerres civiles après l’effondrement du mur de Berlin et la dislocation de l’ex-URSS, ce phénomène a été renforcé par « l’hyperpuissance » (Hubert Védrine : ) américaine et le développement des modes de pensée qui, sous le label de « good governance » ont légitimé la guerre comme moyen de changement politique interne. Cependant, avec l’évolution, la transformation et le prolongement des violences et des conflits armés, l’identification des acteurs et la définition des clivages sont devenues un casse-tête, aussi bien sur le plan géopolitique que polémologique. Non seulement ces deux opérations (l’identification des acteurs et la définition des clivages) sont interdépendantes et complémentaires, chacune n’ayant de sens que par rapport à l’autre, mais encore il existe autant de polarisations duelles que de fractionnements de types différents.  C’est dans le but d’ordonner ces polarisations, ces fractionnements, ces antagonismes, ce belligérances… dans un même champ d’étude que la théorie des conflits armés distingue deux types de conflits : les conflits universalistes et les conflits particularistes.

Des conflits universalistes aux conflits particularistes

S’appuyant sur l’évolution, la transformation et le prolongement des formes des violences, l’analyse que nous offre la théorie des conflits armés en Afrique médiane est d’une grande utilité. D’abord, elle considère les individus comme des acteurs des relations internationales. En effet, « [en] voyant dans les individus et la société civile des acteurs à part entière de la politique mondiale et en soulignant les liens d’interdépendance reliant entre eux l’ensemble des acteurs, étatiques ou non-étatiques, la perspective transnationaliste montre que, outre les Etats, les relations internationales se rapportent également à divers acteurs et, par conséquent, portent sur différents objets dont l’histoire, la sociologie, l’économie, le droit, etc. » (Dario Battistela : 2006 ; 190). Ensuite, elle aborde chaque conflit comme universaliste et applique cette logique à l’analyse de n’importe quel conflit, aussi bien aux guerres internationales qu’aux guerres civiles, y compris les guerres asymétriques. Et ce, d’autant plus que les enjeux s’apparentent à la fois aux unes et aux autres, même dans le cas « d’un système international parfaitement homogène » (Raymond Aron, 1968, p. 108).

La lecture universaliste ou particulariste des conflits armés se focalise également sur trois éléments suivants : 1) le processus de recrutement des acteurs, 2) les stratégies adoptées et 3) la recherche d’alliances. Ces trois éléments sont importants pour comprendre comment une guerre universaliste devient particulariste et vice-versa, sachant que dans le champ des conflits universalistes, on retrouve les conflits idéologiques. Ainsi, les actes terroristes menés au nom de l’islamisme religieux peuvent être interprétés comme universalistes, parce que c’est un conflit purement idéologique qui consiste à combattre les « mécréants » et leurs complices musulmans pour les amener par la contrainte à embrasser la position des « djihadistes ». Quant aux conflits particularistes, ils ne visent que la défense des intérêts ou ambitions d’un individu ou groupes d’individus. C’est dans ce registre que s’inscrit les violences qui sévissent en Afrique médiane, parce que le référent ethno-identitaire joue le rôle mobilisateur et amplificateur. Mais la question qui se pose est de savoir comment et quand du particularisme, un conflit passe à l’universalisme et vice-versa.

Dans l’analyse polémologique de l’évolution de la guerre et dans l’étude de la transnationalité des guerres civiles en Afrique médiane, l’état de différents enchevêtrements démontre l’hétérogénéité des clivages et explique comment l’appartenance sociale ou religieuse ou ethnolinguistique n’a pas la même signification selon le temps, l’espace territorial et les situations. Ainsi, pour éviter certaines confusions, il est important de prendre en compte certaines caractéristiques et considérer la bellicité non pas comme une dichotomie mais comme un continuum. D’où le postulat selon lequel un conflit n’est jamais exclusivement universaliste ou particulariste, mais plus ou moins l’un ou l’autre, et même l’un et l’autre à la fois. Mais cela n’empêche que l’on puisse classifier un conflit dans telle ou telle catégorie. Tout dépend du point de vue de l’observateur, des acteurs et des revendications (ou des mobiles officiels du conflit). Un même conflit peut donc faire l’objet d’interprétations différentes. Cela étant, en Afrique médiane, aucun conflit ne peut prétendre être universaliste. De même, conflit peut être considéré comme universaliste par un des belligérants et particulariste par l’autre protagoniste, notamment dans le cadre précis de « droit à l’autodétermination » ou d’expansionnisme. Autrement dit, le cas où un des belligérants défend son indépendance face à une domination réelle ou supposée d’un autre Etat ou lorsqu’un Etat se lance dans une guerre irrédentiste. De ce point de vue, on peut considérer que le caractère universaliste ou particulariste des hostilités dépend non seulement de la façon dont l’antagonisme est présenté, mais encore de l’instrumentalisation et des résultats attendus. D’où l’intérêt de recourir aux postulats de James Rosenau (1964 ; p.45) qui, dans son analyse de guerres civiles, distingue trois types des guerres : 1) le  « personnal war » ou la guerre entre les individus (les personnes détenant le pouvoir), 2) l’« authority war » la guerre entre les systèmes, et 3) le « structural war » la guerre entre les structures.

Le « personnal war » s’articule autour des affinités ou animosités entre les individus. Il résulte de la manipulation, de la démagogie, du clientélisme, de l’arbitraire, du désordre, de la domination charismatique ; autrement dit une sorte d’emprise émotionnelle, exercée sur la base de la séduction, en raison de qualités hors du commun, réelles ou supposées, attribuées au chef. Cette situation conduit à l’« authority war », c’est-à-dire à la crise du système, à cause de la confusion souvent entretenue entre les hommes, le gouvernement et l’Etat. En Afrique médiane, nombreux sont des violences politiques et les conflits armés nés de ces situations dans lesquelles l’Etat est confisqué par un individu ou un groupe d’individus (dynastie, caste, tribu, clan, ethnie, religion, etc.) ou de la volonté manifeste de se pérenniser au pouvoir (changement des constitutions). D’où la « structural war » qui touche le niveau fondamental des structures sociales et le niveau conjoncturel de l’exercice du pouvoir au quotidien avec comme conséquences des massacres, des pogroms, des génocides, des ethnocides, des démocides, des politicides, des urbicides, des déplacements massifs des populations, des nettoyages ou épurations ethniques, des crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

En guise de conclusion

Comme nous venons de le démontrer et malgré la continuité historique, l’étude de la sécurité internationale et de défense n’est plus celle des liens entre les Etats uniquement. Elle englobe des comportements sociaux diversifiés. C’est pourquoi James Rosenau propose de « mettre de côté des évidences » pour comprendre le « point de rupture historique » auquel est arrivé le monde. Cette transformation radicale des relations internationales centrées sur les Etats telles qu’elles étaient configurées avec les Traités de Westphalie nécessite non seulement l’abandon des explications qui reposent sur la prise en compte d’un seul principe d’ordre, mais aussi l’acceptation de la complexité et de la coexistence de principes d’ordre multiples, donc plusieurs niveaux d’analyse. Ce qui nous amène à la mobilisation des concepts « Etat », « Souveraineté » et « Sécurité » qui fondent les sciences sociales et politiques.

Compte tenu de l’articulation entre le national, l’international et le transnational ainsi que du lien entre les différents niveaux d’analyse, il s’avère impératif de se fixer des repères pour penser les réalités de la sécurité internationale et de défense. Cette démarche implique un regard rigoureux sur les réalités polémologiques tant au niveau micro des acteurs qu’au niveau macro des ensembles qu’ils composent - « structures » et « systèmes » - et de fixer les paradigmes et cadres d’analyses afin de comprendre comment les rapports de domination ou de cohésion qui engendrent des groupes sociaux croyant reposer sur l’origine commune et qui font de cette croyance le fondement même de leur alliance et/ou de leur divergence influent sur la sécurité internationale et la défense.

Que les guerres africaines soient une menace de la paix et de la sécurité internationale, cela ne fait aucun doute. La multiplicité d’acteurs infra-étatiques libres de souveraineté, la prééminence de logiques micro sur la conquête du pouvoir, l’invisibilité tactique des acteurs, la dimension sacrificielle des stratégies qui préconise l’asymétrie, l’intersubjectivité des luttes pour la reconnaissance et la délocalisation des combats ainsi que le rôle du transnational, de nouveaux rapports de « voisinage » ou « d’inimitiés » entre les Etats et/ou les peuples sont autant d’éléments clés qui caractérise la faillite de l’Etat-nation et que toute analyse des violences et conflits armés en Afrique doit mettre en exergue. Alors que l’Etat implique la souveraineté nationale, le territoire et la puissance, force est de constater que, en Afrique médiane, la régulation des conflits, la coordination technique et les échanges commerciaux, économiques et financiers, les solidarités restent le domaine réservé aux organisations internationales, gouvernementales et/ou non gouvernementales. Il faudra également admettre que les mouvements sociaux et politiques qui répondent à des logiques de contestations et de réseaux (diasporas, lobbies, etc.) constituent, eux aussi, un facteur non négligeable. Cela étant et comme l’écrivent Joseph Nye et Robert Keohane (1977 ; p. 336) : « Si alors on veut accéder à une bonne compréhension du monde contemporain, l’étude des “effets réciproques entre relations transnationales et système interétatique” est indispensable ». Cette préconisation concerne surtout l’étude des relations internationales en Afrique médiane où, selon Philippe Hugon (2009 ; p. 13) : « Les configurations sont, en réalité, multiples et se traduisent par des interactions entre le territoire et les réseaux, l’inter- et le trans-national [sic], les acteurs du bas et les pouvoirs institués. Les dominés ou les périphéries ont des pouvoirs d’action et de réaction ». Voilà pourquoi il faut passer au « paradigme de la politique mondiale » qui, selon Dario Battistella (2006 ; p. 196), « reconnaît comme acteurs à la fois les Etats, les acteurs infra-étatiques (c’est-à-dire les sous-unités formant l’appareil gouvernemental et administratif) et les acteurs non étatiques, et qui se propose comme objet d’étude à la fois les relations interétatiques, les relations transgouvernementales, et les relations transnationales ». Et ce, d’autant plus que chaque acteur répond à des logiques d’actions qui lui sont spécifiques.

       Les violences et les conflits de l’Afrique médiane sont liés à la fois à la trajectoire sociopolitique propre aux Etats de la sous-région, au sous-développement, à la fragmentation de l’espace national non contrôlée par l’Etat et à des modes spécifiques d’insertion « de la postcolonie » (Achille Mbembe : 2000) dans la mondialisation qui, selon Philippe Hugon (2009 ; pp. 109 – 110), « aurait modifié les donnes en créant des interdépendances à l’échelle du globe, en débordant le cadre de l’Etat-nation, en faisant perdre aux autorités gouvernementales l’essentiel de leurs pouvoirs et en interdisant, face aux volatilités des marchés, des horizons longs ». A cela s’ajoute l’incontestable rôle de phénomènes transnationaux qui entrainent des revirements d’alliances et d’allégeances.

       Selon les domaines et espaces géographiques, l’absence de l’Etats renvoie aux dimensions d’analyse suivantes : la première dimension concerne les rapports politiques qui incluent la possibilité d’un recours à la force (perspective réaliste). La deuxième dimension porte sur les relations transnationales auxquelles participent des acteurs non-étatiques « agissant sur la configuration du système mondial à travers des réseaux qui ne sont pas à l’abri de graves déchirures » (Gérard Dussouy : 2001 ; p. 23).

       Tout bien considéré, les violences et les conflits armés en Afrique médiane résulteraient donc d’une interdépendance entre le contrôle des produits illicites, les trafics d’armes, la mobilisation des milices et des liens avec le monde international des affaires, avec les puissances nationales ou régionales, avec les organisations criminelles ou les trafiquants d’armes… dans un « Monde sans loi ». Bref, il s’agit des guerres d’« insertion dans une mondialisation criminelle » (Philippe Hugon : 2009 ; p. 117).

       En définitive, « Les conflits armés africains internes aux pays s’articulent avec des réseaux régionaux et internationaux. Ils ne peuvent pas être traités, comme le supposent les théories réalistes, en termes d’Etats-Nations poursuivant des buts de puissance » (Philippe Hugon : 2007 ; p. 66), parce que « Le modèle stato-centré de la politique internationale reflète moins la réalité internationale qu’il n’accentue certaines caractéristiques de celles-ci, celles concernant les relations entre les seuls Etat-nations (inter nationes). Il faut compléter l’approche en termes de politique internationale par une approche en termes de “société transnationale”, définie “comme système d’interaction, dans un domaine particulier, entre acteurs sociétaux appartenant à des systèmes nationaux différents”, et soulignant les relations nouées entre eux par deux types d’acteurs sociétaux que sont d’un côté des “organisations relativement structurées des unités opérant dans différents Etats” (l’Eglise catholique romaine, les firmes multinationales, les organisations internationales non gouvernementales) et de l’autre des entités à peine organisées telles que les mouvements d’étudiants et le tourisme ».

Alexis B. BLAMA, Ph. D

Géopolitologue | Chercheur et consultant en Questions internationales et stratégiques; gouvernance ; aménagement territoire, politiques sanitaires et Environnementales ; Communication politique| Conseiller juridique

1 ans

Très intéressante analyse !

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