De la Ville
« Ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville; c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper… Il faudrait, ou bien renoncer à parler sur la ville, ou bien s’obliger à en parler le plus simplement du monde, en parler évidement, familièrement. Chasser toute idée préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu’on dit les urbanistes et les sociologues. » (Georges Pérec, Espèces d’espaces, Éditions Galilée, 1974.)
L’urbanité est le vécu d’un environnement animé par des flux d’échanges dépassant les périmètres administratifs tels que quartiers, communes, agglomérations. Ces flux véhiculent les biens matériels provenant des sites de productions, et les biens immatériels que sont la culture et les services.
Ces flux se nouent au sein des agglomérations mais ils sont également tributaires d’espaces « frontaliers » indispensables à la vie urbaine. La ville n’est pas autarcique. Il n’est donc pas étonnant que tout évènement puisse provoquer des effets en cascade plus ou moins prévisibles : urbanité et milieu urbain réagissent ensemble en interactions itératives selon l’évolution des valeurs individuelles et collectives, et des influences extérieures. Ces adaptations combinées sont caractéristiques d’un écosystème tendu en permanence vers un équilibre optimisant les rapports entre les « vivants » et le « milieu. » selon un mode « organique » naturel.
Les aménageurs interfèrent dans les rapports entre l’habitant et son milieu. Ils agissent en écologues « involontaires ». Devant rechercher à tout instant le meilleur équilibre ils ont à surmonter les divisions territoriales d’un écosystème susceptible de réactions spontanées pour déjouer les menaces de démembrement. L’administratif est contraint d’imaginer des flux compensateurs qui peuvent toutefois se heurter au réel des divisions, au risque de conflits affectant les rapports entre corps social et milieu désorganisé.
L’imbrication des multiples flux matériels et intellectuels fait qu’il y a erreur conceptuelle à décomposer le tissu urbain en zones dédiées à des fonctions spécifiques, « objets » juxtaposés comme dans un jeu de construction, tout comme délimiter la ville par des critères tels que bornes, distances ou édits, quitte à négliger des lieux que l’on estime hors du domaine urbain, alors même qu’ils en sont la continuité.
Ignorant la réalité des flux aléatoires agitant l’écosystème urbain, le politique entend apporter des solutions durables et harmonieuses aux problèmes du groupe, en particulier par une organisation « raisonnée » du territoire. Il use du décret, gage apparent d’une pérennité rassurante. Las, les mutations des textes et des jurisprudence témoignent que l’évolution organique de l’écosystème l’emporte sur les lois. Le législateur paraît « courir » derrière la réalité, amendant ou « rafistolant » les textes précédemment promulgués.
En pratiquant la combinaison de concepts préalablement identifiés, les décideurs conduisent des projets, selon l’efficacité qu’ils estiment à l’aune de l’emprise qu’ils croient avoir sur le réel, les plaçant dans une perspective de pérennité rassurante. Pour proclamer un un dessein de vie harmonieuse du corps social les projets sont structurés par des tracés, des perspectives, des ordonnances et des constructions « représentatives. » Le principe « égalitaire », préside la conception, justifiant des solutions standardisées. Le citadin y est réduit au rôle de figurant théorique au profil typé, pierre angulaire d’un inéluctable effet bénéfique du projet urbain. Il faut donc définir un « bonheur-cible » pour distribuer un bien-être collectif durable par l’assemblage de profils statistiquement prédéfinis.
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Courante pratique autoritaire des aménageurs, elle alimente abondamment l'histoire de l'urbanisme. En négligeant la réalité « organique » de l’écosystème urbain elle relève d’une tradition culturelle inspirée peu ou prou du concept de phalanstère.
Dépassant l’aménagement urbain, il s’agit d’un modèle d’organisation sociale par le biais de dispositions architecturales, qu’épousent sans aucune critique profonde les progressistes depuis le XVIIIème siècle : de Fourier et les « réductions » des Jésuites jusqu’à la loi cadre Mendès France créant les ZUP, devenues cités, quartiers, et au formatage « vert » de diverses villes. Le phalanstère a une mission de progrès pour un bien être social ; il a en particulier un rôle éducatif strict grâce au regroupement des logements donnant sur une cour commune : la vie de chacun s’y déroule ainsi à la vue de tous en toute transparence. La collectif a le pouvoir éthique sur l’individuel.
La création d’« agoras », de préférence séparées des viabilisations matérielles, est sans nul doute un souci de bien être citadin. Mais de fait ces espaces sont tout autant les sièges de pouvoir et contre-pouvoirs. Comme le « rêvait » Thomas More, bien que stigmatisant les arts, on y érige statues et monuments pour les grands hommes, expressions d’une reconnaissance éternelle de leurs exemplarité. Mais l’évolution de l’urbanité peut ramener ces témoignages à l’aune d’un éphémère sociétal et remettre en cause l’espérance d’une mise en ordre durable de l’écosystème urbain.