De l’iniquité latente du télétravail – Point de vue RH #29

Thomas Litou – 03/02/2018

On ne compte plus les enquêtes et baromètres où les salariés plébiscitent le télétravail, pourtant clivant dans les faits, tant les conditions d’accès sont multiples.

Évidemment, parler de télétravail suppose de restreindre d’emblée son champ d’application en excluant les métiers par nature incompatibles. Une première liste s’impose naturellement : ouvriers, vendeurs en magasins, hôtes(ses) d’accueil, maîtres d’hôtel, agents de sécurité, laborantins, maçon, … la liste est interminable et mieux vaut résumer l’éligibilité d’un métier à sa capacité à déporter son outil de production et à assurer à distance ses relations de travail.

D’un verre à moitié vide …

Écartons donc de la discussion la part de la population active dont les métiers ne cadrent pas avec le télétravail, écartons également les professions libérales et autoentrepreneurs en tout genre qui par définition font bien ce qu’ils veulent, pour recentrer le débat sur la population salariée a priori éligible. Il reste là des millions d’emplois, quasi exclusivement tertiaires.

Suivons maintenant le principe de l’entonnoir pour affiner la liste des heureux prétendants légitimes. Perte de contrôle sur le travail effectué, absence de visibilité sur le temps de travail effectif, diminution de la joignabilité, désynchronisation des échanges, isolement du travailleur, dislocation du collectif de travail, manque d’autonomie, hyper-connexion ou surcharge de travail, … les arguments, qu’ils soient légitimes ou fantasmés, conduisent à une restriction mécanique du champ d’application du télétravail.

Ces craintes dépassent en fait très largement le cadre de mise en œuvre du télétravail, en ce qu’elles révèlent la transformation profonde de la relation de salariat. Car si les notions de prestation de travail et de rémunération de cette prestation ne changent pas, la prise de distance physique que constitue le télétravail met à mal les représentations du lien de subordination ( « caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ») et de temps de travail effectif (celui « pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles »). Comme si le management par objectifs, plus d’affichage que réellement effectif, s’invitait pour de vrai dans la transformation des pratiques, pointant du doigt la faible maturité des managers et des organisations en la matière.

… à l’inévitable QVT

Le constat semble donc accablant, il faut plus que montrer patte blanche pour accéder au télétravail. A croire que l’accompagnement du changement vaut pour tous les sujets ! Et si les entreprises les plus cyniques ont d’abord vu dans le télétravail (et son acolyte maléfique et flex office) une source redoutable d’économies immobilières, pour toutes les autres, l’attente sociale et sociétale grandissante de sa mise en œuvre supporte de moins en moins les solutions timorées d’expérimentation progressive.

Car il suffit de voir l’évolution récente du cadre légal d’exercice du télétravail (moins de formalisme, plus de flexibilité) et sa traduction concrète dans le dialogue social (on ne compte plus les accords collectifs sur le sujet), ou plus encore son association systématique à l’incontournable Qualité de Vie au Travail, pour mesurer son inéluctable invitation dans la définition de l’exercice des conditions de travail. Limitation des trajets domicile-travail, extraction temporaire des sollicitations et de l’effervescence de l’entreprise pour travailler dans un environnement plus calme (faut-il y voir une critique de l’open-space ?), contribution à la réduction de l’absentéisme, augmentation de la productivité et de l’autonomie, meilleure articulation entre vie privée et vie professionnelle, … autant de contre-arguments des pros aux antis télétravail.

D’autant que l’effet cumulé de l’augmentation des activités de services et de l’innovation constante des TIC ne fait qu’accroître le volume d’emplois relevant d’une prestation de travail intellectuelle, ceux-là même potentiellement télétravail-compatibles.

Pour le compromis de l’aventure

Si certaines entreprises ont pris le virage du télétravail depuis plusieurs années, au point d’avoir stabilisé par retour d’expérience un dispositif pertinent, on peut tout de même considérer l’économie dans son ensemble au milieu du gué. Y aller ou pas, la valse-hésitation se danse tout autant à l’échelle de la définition du cadre applicable dans l’entreprise qu’à celle de sa mise en œuvre au plus près du management de proximité. Au-delà des contextes sectoriel, économique et culturel, des spécificités des activités et des outils de production des métiers, la subjectivité dans l’évaluation de l’aptitude au télétravail demeure très prégnante. Le travail est évidemment situationnel, ce qui ne doit pas empêcher un traitement équitable dans l’évaluation de sa faisabilité à distance.

Car qu’on le veuille ou non, le télétravail s’inscrit de plus en plus dans la liste des attentes des salariés. Aujourd’hui facteur différenciant, demain facteur excluant dans la promesse employeur, la flexibilité de l’entreprise sur le sujet sera étudiée, appréciée, voire challengée. On peut même imaginer que dans un futur pas si lointain, les conditions d’exercice du télétravail fassent partie de la négociation à l’embauche, avec des candidats qui mettront dans la balance les possibilités d’individualisation que leur propose leur futur employeur.

Les entreprises qui n’ont pas de difficulté à recruter ont peut-être encore un peu de temps devant elles, pour les autres rien n’est moins sûr. Alors autant embrasser le changement, se l’approprier pour le faire sien, interroger ses pratiques de management pour intégrer le télétravail comme un paramètre parmi d’autres. L’avenir est incertain, c’est ce qui en fait son charme.

D’aucuns me traiteront d’utopiste, je prends le compliment !


 Voir les articles précédents

Du malentendu du travail bien fait – Point de vue RH #28

Du poncif du profil atypique – Point de vue RH #27

De l'autorité RH et ses conséquences – Point de vue RH #26

Du cinéma comme pédagogie– Point de vue RH #25

De la satisfaction du salarié Maslow – Point de vue RH #24

De la systématisation de l’apprentissage – Point de vue RH #23

De la rémunération (in)variable – Point de vue RH #22

De l’employabilité considérée comme un des beaux-arts – Point de vue RH #21

De l’obsolescence rêvée de l’entretien annuel – Point de vue RH #20

De l’exercice périlleux de la transmission des savoirs – Point de vue RH #19

De l’échec de l’argument juridique – Point de vue RH #18

De l’expertise(s) RH – Point de vue RH #17

De l’extériorité de la Qualité de Vie au Travail – Point de vue RH #16

De l’impossible promesse de la marque employeur – Point de vue RH #15

Du paradoxe du collaborateur clef – Point de vue RH #14

Du storytelling ou l’anti-management – Point de vue RH #13

De l’exemplarité managériale – Point de vue RH #12

De la bonne nouvelle d’une démission – Point de vue RH #11

Du nouveau contrat social – Point de vue RH #10

De l’épaisseur du code du travail et de sa nécessité – Point de vue RH #09

Du CPF comme cheval de Troie – Point de vue RH #08

Du fantasme de la déconnexion – Point de vue RH #07

De l’absurdité de la prise de référence – Point du vue RH #06

De la force de travail immatérielle – Point de vue RH #05

Du renversement des savoirs – Point de vue RH #04

De la relativité du talent – Point de vue RH #03

De l’avenir du diplôme – Point de vue RH #02

Du geste professionnel – Point de vue RH #01


Eric CONSTANT

Consultant✔ Executive coach for effective leadership. ✔Senior HR advisor.✔Médiation

5 ans

Il est tout à fait pertinent de mentionner que nous sommes " au milieu du gué" . Le télétravail préfigure une modification plus importante encore : une deconstruction progressive du travail et le poids de plus en plus important du travail freelance hors de l'entreprise dans une relation client fournisseur et non plus salariale. Je n'irai pas jusqu'à considérer que cela soit souhaitable.

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