Penser le télétravail pour ne pas le subir

Penser le télétravail pour ne pas le subir

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Le télétravail forcé de mars puis Novembre 2020, dû à la crise sanitaire, a bouleversé l’organisation des entreprises et la vie privée de millions de Français. Ces modifications sont durables car la crise n’est pas finie et parce qu’on ne reviendra pas en arrière sur tous les changements opérés.

Les enseignements tirés sur la mise en place du télétravail sont très divers. On loue la résilience des entreprises et le maintien voire l’accroissement de la productivité. On parle d’autonomie nécessaire et de confiance indispensable. On souligne la détresse de certains salariés devant l’organisation matérielle et la pression psychologique qu’entraine un travail en solitaire de chez soi, en particulier pour les étudiants. On note l’importance d’être bien assis ou la pertinence des cafés virtuels en début de journée. On interroge l’efficacité des réunions en Visio et la fatigue qu’elles génèrent. Cela semble partir dans tous les sens, néanmoins quelques traits dominants semblent ressortir de cet amas de retours parfois contradictoires. La mise en place du télétravail s’est fait vite et globalement pas si mal pour beaucoup d’entreprises. En revanche, les inégalités sociales et les difficultés personnelles ont été exacerbées par cette situation.

Décrire et comprendre une activité de travail

Pour tenter d’y voir un peu plus clair, revenons à l’activité de travail et voyons les facettes qui la composent. Selon la théorie de l’Activité issue des travaux de Vygotsky et Leontiev, une activité est la conjonction d’un outil ou d’une ressource de travail, d’une finalité ou « ce que je veux faire » et d’un acteur. L’outil est la partie composite de travail car il contient les artefacts techniques mais aussi les règles de la communauté dans laquelle s’inscrit l’activité. Dans le cadre du travail, les activités individuelles sont reliées entre elles pour devenir en partie collective. En partant de ce modèle, on peut proposer une vision simplifiée de l’activité dans le cadre du travail.

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  • Je saisis une écriture comptable (Action) dans le module concerné de mon Progiciel (Ressources) en interagissant avec mon responsable, avec un fournisseur ou avec un collègue(Interactions).
  • Je découpe une pièce (Action) avec une découpe laser (Ressources) en interagissant avec le monteur qui est un copain (Interactions)

Les ressources peuvent être rendues accessibles ou pas à distance via le numérique. Si c’est le cas, les actions sont numérisées et peuvent être exécutées via un ordinateur connecté.

Les interactions sont liées au travail (contrôle du management, coordination, collaboration) mais aussi à notre nature d’être social (discussions et échanges informels). Selon la nature du travail, l’organisation de l’entreprise et les personnalités de chacun, ces interactions seront plus moins intenses et fréquentes et demanderont donc des médias différents. La richesse de l’interaction physique en présentiel ne peut être retrouvée en Visio, donc les activités qui demandent un très haut niveau d’interactions seront difficilement mises à distance.

L’acteur humain est central dans cette vision de l’activité au travail car il va réaliser l’action avec une finalité qui lui est propre même si elle est encadrée par les ressources disponibles et les interactions avec la collectivité. Prendre en compte l’activité sans personnaliser l’acteur, sans savoir qui il est, ce qu’il aime ou ce qui lui fait peur est un non-sens.

Enfin l’activité n’est pas la totalité du poste de travail ou de l’emploi occupé : dans notre journée de labeur nous réalisons tous des dizaines d’activités différentes. Mettre à distance un poste de travail dans son ensemble ne peut se faire qu’en traitant l’ensemble des activités concernées et donc faire des arbitrages pour faciliter les unes plus que les autres car elles demandent des médias différents.

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La sphère privée fait alors partie intégrante du schéma du télétravail. On doit bien parler chaise de bureau, lumière, calme dans le salon ou la cuisine et de la garde des enfants. Les questions d’ordre psychologique et social à propos de l’acteur dans sa bulle personnelle doivent être au cœur de la réflexion. Il est nécessaire de mettre en œuvre des possibilités d’échanges sociaux non professionnels, d’où les cafés virtuels du matin. A propos des interactions, j’ai été frappé par ce que m’ont dit mes étudiants : « au bureau on privilégie les interactions par chat car cela va plus vite. En télétravail, on s’appelle ou on fait une visio car on a besoin d’échanges riches. »

Comment doser la part de télétravail ?

La grande majorité de mes étudiants, tous domaines confondus, seraient favorables à 2 ou 3 jours maximum de télétravail par semaine. Pas par peur des outils digitaux, ils baignent dedans, mais par crainte d’une perte de lien social. Il faut donc savoir doser le télétravail.

Si les ressources sont entièrement transférables dans la sphère privée, on peut parler de Travail à Domicile qui existe depuis longtemps dans nos campagnes et qui perdure dans certains domaines : traduction de texte, couture ou autres. Le retour dans un bureau collectif sera rare et donc l’autonomie des salariés et leur capacité à supporter la solitude doivent être fortes.

Si un nombre significatif des activités sur un même poste de travail sont transférables dans la sphère privée, le télétravail est possible sans dégrader la productivité et à condition que l’acteur concerné le supporte voire le demande.

Si les ressources ne sont pas accessibles à distance ni transférables dans la sphère privée ou que les l’interaction sont trop fréquentes ou trop riches ou trop chères pour être numérisées, il faut garder une part importante du travail en présentiel.

D’autres facteurs sont à prendre en compte : la culture managériale de l’entreprise (Commande / Contrôle Vs Empowerment) ou le niveau de sécurité et de confidentialité exigés. Il est aussi clair que le télétravail limite la part d’agilité collective qui sera difficile à recréer à distance. Mais on peut expliciter ces facteurs sur les 3 niveaux : activité / ressources / interactions en prenant en compte la personnalité de chaque acteur.

Enfin l’élément essentiel de l’impact écologique doit être mis sur la table. Si limiter les déplacements est positifs, l’impact très lourd du numérique sur les émissions de CO2 doit être pris en compte. Il est nécessaire de faire une évaluation fine et une comparaison précise de ces deux modes de travail avant de crier au comportement écologique.

Penser activité et mettre l’humain au cœur du télétravail

Ce sont les deux principes qui me semblent essentiels à mettre en œuvre pour penser correctement le télétravail et en espérant vivement qu’il cesse d’être imposé pour des raisons sanitaires et qu’il devienne choisi par les entreprises et leurs salariés.

Les multiples questions posées sont passionnantes :

  • La créativité collective est-elle possible en télétravail avec des interactions fortes ?
  • L’art peut-il passer à distance ?
  • Pour Germaine Pichon, un nombre minimum de jour de télétravail serait-il à maintenir en fonction de son caractère, son habitat et ses activités ?
  • Il y a-t-il des différences significatives en termes d’interactions et de ressources entre les activités d’un manager et celles d’un opérateur ?
Yann Gourvennec

Stratégie numérique, Photographie , Marketing de contenu, Auteur, Entrepreneur

4 ans

"Les ressources peuvent être rendues accessibles ou pas à distance via le numérique. Si c’est le cas, les actions sont numérisées et peuvent être exécutées via un ordinateur connecté". Bon point. "peuvent être exécutées ou non" est le noeud du pb. Quel pourcentage du travail ? J'ai entendu — France Culture cet été, je ne me souviens plus de l'émission mais on doit pouvoir la retrouver facilement — 85% du travail non télétravaillable quel que soit le pays. Aussi — et même si je fais partie des 15% et ce depuis 30 ans — que nous donnons, les intellectuels, les cols blancs etc. — une vision du monde qui est complètement détournée de la réalité. La question que je me pose est de savoir si cela est dommageable et dans quelle mesure et quelles seront les conséquences de cette minimisation (un peu hors sujet je reconnais mais ma proposition est de déplacer le débat sur le télétravail qui me semble hors sol). C'était le sens de mon billet dans "le confinement expliqué à mon boss".

David Fayon

Chief Digital Officer

4 ans

Merci Bernard pour cette modélisation du télétravail avec une approche systémique. Il serait intéressant selon les natures des activités dans une organisation, qui seraient découpées en sous-activités (quand c'est possible), de pouvoir donner des pourcentages types pour les ressources/interactions/action. Mais toutes n'entrent pas facilement dans un moule comme les activités de recherche. En outre, la question de la transformation digitale à distance reste posée avec la difficulté de la composante matérielle : peut-elle être effectuée à distance et comment ? C'est là, par exemple, que dans les usines avec des casques de réalité virtuelle, le très haut débit, il sera possible de virtualiser des activités qui, aujourd'hui, nécessitent absolument une présence sur site et sont pour l'heure non télétravaillables. Enfin des activités sont moins fertiles en télétravail selon des études comme celle de la créativité. En clair la partie cerveau gauche est plus télétravaillable que la partie cerveau droite. Et effectivement lorsque la crise de la covid sera derrière nous, un mix entre télétravail et travail sur site(s) sera à rechercher car l'homme est un animal social et a besoin de contact. Les e-cafés ne sont pas une panacée. Un nouveau contrat social sera à inventer avec des impacts structurants : quid des m2 économisés pour les bureaux, des bureaux plus flottants et réservables/utilisables à la demande dans les sites, moins d'open space du fait des maladies (ne serait-ce que la grippe), une enveloppe budgétaire pour aménager un espace de télétravail décent (car dans la cuisine ou dans des endroits télétravaillables avec une plus grande difficulté dans les villes où les surfaces sont moindres en moyenne), quid des impacts économiques pour les cantines, les restaurants et l'économie sur le lieu de travail des sites (comme La Défense ou Issy-les-Moulineaux par exemple pour l'île de France), l'impact sur les transports (moindre utilisation) et les moyens utilisés (moins de transport en commun car vecteurs de transmissions virales, plus de vélo et de co-voiturage). Les conséquences économiques seront nombreuses.

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