De l’inquiétude à la résignation … (ou la patience ?)

De l’inquiétude à la résignation … (ou la patience ?)

Alors que les chutes de valorisation d’octobre inquiétaient les gérants obligataires qui voyaient leurs performances sombrer dans le territoire négatif, la poursuite du mouvement ces derniers jours les a confinés dans la lassitude et la résignation.

 Quelle allocation choisir quand tous les actifs sur lesquels vous pouvez vous positionner chutent ?

Quelle justification apporter quand les mouvements de marché ne reflètent aucune réalité économique ou financière mais seulement une logique de flux sans force contradictoire ?

Quelle idée d’investissement proposer quand votre budget de risque est largement épuisé ?

Quelle innovation inventer quand la liquidité se tarit et qu’il est impossible de céder ses positions ?

 Devant ces dilemmes que les gérants ont tenté de résoudre, il n’y a actuellement, et pour plusieurs semaines, que trois réponses dont on ne pourra malheureusement tirer une satisfaction possible que dans quelques semaines ou quelques mois :

  • La trésorerie comme un actif concret et significatif,
  • Une patience digne d’un moine tibétain,
  • Une analyse précise de ses positions capable de répondre concrètement et efficacement aux contradicteurs les plus féroces que sont les clients finaux et les flux de marché. 

Inutile donc de continuer de regarder continuellement ses positions chuter, les sollicitations des brokers aux aguets ravis de ces périodes troubles, les fourchettes devenues fourches caudines des markets makers avides de volatilité et les rodomontades des valorisations au gré de flux devenus aléatoires et chaotiques…

 Inutile aussi de vouloir rattraper quoi que ce soit à court terme par des mouvements de portefeuilles opportunistes qui se transformeraient rapidement en une exposition structurelle tant l’illiquidité rend chaque obligation aussi collante qu’une cuillère de miel…

 Inutile enfin de trop s’inquiéter pour des variations de prix qui semblent beaucoup plus inquiétantes qu’une publication de chiffres ou une nouvelle qu’on avait jugée d’importance modérée.

 Le marché du crédit est aujourd’hui dans une phase de dislocation qui met fin à une année de transition et d’écartements réguliers des primes de crédit liés à quatre facteurs :

  1. Un alea politique qui sort des matrices d’analyse des investisseurs,
  2. La fin d’un long cycle de politique accommodante des deux banques centrales les plus puissantes qui ont injecté des trillions de liquidités et ont créé un levier massif dans le marché obligataire,
  3. Des prises de risque inconsidérées de nombreux investisseurs pendant plusieurs années pour des rendements excessivement bas,
  4. Une régulation qui a fortement réduit la liquidité du marché du crédit et donc augmenté la volatilité : coût des fonds propres, réduction des books de trading, drainage accru de l’épargne vers les obligations souveraines, suppression de l’analyse sur les émetteurs de petite taille qui limite les intervenants, absence de contrôle des régulateurs sur les prix affichés sur les plateformes.

Un exemple caractéristique a animé le marché obligataire cette semaine. Il s’agit du cas Kedrion.

 Kedrion, émetteur italien spécialisé dans la collecte, la transformation du plasma à des fins thérapeutiques et leur distribution, a deux obligations dans le marché. 

Une souche 2022 émise en 2017 avec un coupon de 3 % et de 300 millions d'euros d'encours

Une souche avril 2019 émise en 2014 avec un coupon de 4,375 % et de 250 millions d’euros d'encours initial. Sur ces 250 millions, 200 millions ont été déjà remboursés par des offres de l'émetteur qui avait déjà bouclé son refinancement en 2017 et n'avait donc que peu d'intérêt à conserver cette émission dans son bilan. Il reste donc uniquement 58 millions d'euros d'encours à rembourser en 2019.

 Kedrion a publié ses résultats en septembre. S'ils n'étaient pas dithyrambiques, le free cash-flow étant légèrement négatif et le chiffre d'affaires comme la marge étant relativement stables, ils étaient loin d'être catastrophiques et les investisseurs n'avaient d'ailleurs pas bronché à la suite de cette publication.

Deux mois se sont ainsi passés avec des obligations Kedrion tout à fait stables malgré les mouvements du souverain italien, l'entreprise bénéficiant d'une bonne diversification géographique et d'un métier relativement exempt des aléas politique de son pays, à l'inverse du secteur bancaire par exemple.

Mais l'illiquidité totale du marché, la fébrilité des investisseurs et les velléités de volatilité des market makers ont eu raison du taux de financement de cet émetteur cette semaine, sans qu'aucune nouvelle ni qu’aucune publication n'en soit le déclencheur.

La semaine du 19 novembre, les obligations 2022 ont chuté une première fois d’une dizaine de points. Du fait du manque de flux et de transactions sur ses obligations, Kedrion n'avait pas vu ses rendements s'écarter malgré les mouvements significatifs sur l'Italie comme sur le segment haut rendement ou crossover. Il était en effet possible d’expliquer que le mouvement se fasse en une fois : le jour où un investisseur souhaite en céder quelques millions.

 Dès lundi, et les jours suivants, les obligations 2022 continuent de perdre jusqu’à 30 points. Très proches de la date de remboursement et extrêmement peu liquides, les obligations 2019 ne bougeaient pas.

 Puis, le mouvement continuant, nous souhaitions comprendre ou savoir si nous avions manqué une information, nous envoyons alors un email au service investisseurs de l'entreprise Kedrion qui nous rappelle quelques minutes plus tard en nous affirmant en substance : 1/ il n'y a eu aucune information, 2/ ils ne comprennent absolument pas la teneur des mouvements sur leurs obligations, 3/ les chiffres publiés en septembre n'ont pas évolué significativement depuis, 4/ les enquêtes en cours sur une pratique anticoncurrentielle, mentionnées comme justification par quelques banques ou brokers, concernent des montants très faibles qui n'ont pas vocation à être provisionnées, 5/ ils sont intéressés d’avoir des informations si nous en avons, 6/ ils enquêtent aussi de leur côté.

 Mardi, nous contactons une des banques proches de l'émetteur, et membre du syndicat, ayant participé en 2017 à l'émission obligataire d'échéance 2022. La banque nous répond clairement : 1/ nous avons contacté plusieurs fois l'entreprise depuis le début de la semaine, 2/ il n'y a aucune raison à cette baisse aussi violente, 3/ l'entreprise réfléchit à publier des comptes intermédiaires et/ou un communiqué de presse pour répondre à ces attaques, 4/ il n'y a quasiment aucun flux sur les obligations.

 Le même jour, l'entreprise publie des comptes intermédiaires qui laisse apparaître une situation de cash plutôt confortable, un soutien des banques avec des lignes de crédit de 152,8 millions d'euros, un chiffre d'affaire en hausse de 7 % et des cash flows en baisse de 3,8 %.

 

Devant la réactivité du management, l'absence d'information de fraude ou de manipulation comptable et des chiffres plutôt normaux, nous décidons d'investir sur les obligations 2022 dont les prix sur les systèmes électroniques se situent entre 65 et 70 % du nominal pour des tailles de 500 000 euros à 1 million d'euros. Dans la réalité, seule une banque a accepté de nous proposer des titres, pour un montant de 200 000 euros à ... 95% du nominal... soit 30 points au-dessus du prix affiché ! alors même que leur prix à l'achat restait autour de 65 % du nominal sur cette souche et autour de 80 % du nominal sur la souche 2019 dont le remboursement est dans moins de 6 mois…

 On peut tirer cinq conclusions de cet épisode : 

  1. L'illiquidité est totale et les titres illiquides sont extrêmement dangereux à détenir aujourd'hui en portefeuille
  2. Les prix affichés sur les systèmes de transaction sont faux et peuvent s'apparenter à de la manipulation. Pourtant aucun régulateur ne s'est pour le moment attardé à demander aux market makers de s'engager à respecter les prix affichés pour les tailles affichées. Ils peuvent ainsi profiter en toute impunité de l'aveuglement et de la fébrilité des autres intervenants pour réaliser des marges de 30 % sur certains titres corporates, alors même que les nouvelles régulations étaient censées assurer transparence et baisse des coûts de transactions...
  3. Une fois que le doute est installé chez les investisseurs, le mal est fait, et il sera très long et très coûteux pour Kedrion de retrouver une confiance totale des investisseurs et des taux d'emprunts aussi bas que par le passé. Seul un rachat de ses obligations dans le marché grâce au soutien de ses banques pourrait lui offrir un retour en grâce rapide.
  4. Les entreprises qui souhaitent s'endetter sur les marchés obligataires doivent en connaître le fonctionnement et s'obliger à une communication transparente, régulière et aux standards du marché. Ici, Kedrion est plutôt une grosse PME ayant saisi l'opportunité des taux bas pour émettre une obligation, refinancée quelques années plus tard par une nouvelle. Mais, d'une part, il ne s'agit pas d'une réelle stratégie long terme, et d'autre part, l'entreprise n'a pas accompagné ce financement des méthodes de communication et de suivi adéquats. Si cela ne l'a pas pénalisée lorsque les investisseurs étaient si avides de rendements, qu'ils en fermaient totalement les yeux sur tout le reste, elle a payé d'un coup cette semaine la lourde note pour cette erreur.
  5. Les investisseurs ont depuis plusieurs années privilégié le rendement à la maîtrise du risque, quitte à toucher voire franchir les limites de leur mandat, que ce soit en termes de qualité de crédit, de maturité, de subordination, de pays ou de liquidité, allant même parfois sur le non coté pour des rendements ridiculement bas d'un point de vue absolu... Alors que la route devient plus sinueuse, les accidents pourraient être plus fréquents et plus violents.

Matthieu Bailly, Octo Asset Management

La situation est très bien dépeinte mais il me semble qu’il faut cependant intégrer la mutation de l’organisation du marché obligataire ces dernières années. Les banques ont vu leur rôle passer de liquidité provider à servicing provider à cause de la revalorisation du coût du capital entraînant le modèle assez light qui prévaut aujourd’hui. Elles ne peuvent plus se mettre face aux clients qui concentrent tous les risques et sont singulièrement très corrélés les uns aux autres. De plus les gestions ont profites de l’émergence de nouvelles technologies leur permettant de mettre en concurrence parfois jusqu’à 30 banques en même temps et ainsi baisser le coût de transaction. Les activités de flux ne sont plus rentables pour les banques elles sont donc absentes en cas de retournement.

Raphael Ramos

Credit & Rates, EM, Structured Hedging & Investment Solutions, Commodities- Institutional Sales & Trading, Senior Banker & Relationship Management

6 ans

Merci pour ce très bon résumé...

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