De quelle flexibilité les entreprises ont-elles vraiment besoin ?

Le Monde du 13 juillet 2016 - Jean pralong / Dominique turcq

Assouplissement des modalités de licenciement, négociations locales sur la durée du travail, baisse de la majoration des heures supplémentaires : la loi travail vise à l’adaptation quantitative des effectifs. Mais est-ce bien la bonne approche pour faire partie du club des entreprises qui se transforment avec succès ? Certes, il est probablement rassurant pour les dirigeants et les actionnaires de pouvoir disposer de leviers d’action sur les effectifs ; mais la flexibilité quantitative n’est que défensive. Pour croître et se développer à l’ère de la robotisation et du numérique, la seule stratégie offensive consiste à cultiver
la flexibilité qualitative : celle des métiers et des compétences. Et il est urgent,
pour y parvenir, de réécrire et de réhabiliter l’idée de carrière.

L’évolution du travail sous l’influence des nouvelles technologies est l’impensé des réflexions actuelles. Et c’est assez logique : les évolutions des besoins des consommateurs, le dynamisme de la concurrence et l’accélération technologique semblent imprévisibles ; ils incitent donc à choisir des stratégies défensives visant à « réduire la voilure ».

L’entreprise est soumise à ses clients selon des relations éphémères par leur durée et fluctuantes par leurs modalités. Est-il juste de maintenir ce « rigide » contrat à durée indéterminée (CDI) et d’imposer ainsi aux entreprises des coûts fixes alors que tout, autour d’elles (clients, fournisseurs…), est variable ? Les débats autour de la performance, de la croissance et de l’agilité ne traitent que de la flexibilité quantitative.

Rien n’incite à s’engager sur l’évolution qualitative des compétences et des métiers. Pourtant, les entreprises qui réussissent dans cet environnement nouveau appliquent trois règles offensives. Le changement est ininterrompu, il n’est pas en accélération : l’idée de crise, qui suppose le passage
d’une stabilité à une autre, est dépassée par l’idée de changement ininterrompu.
C’est l’attitude face au changement… qu’il faut changer. Si le changement est ininterrompu, l’opposition entre les « innovateurs » et les « gestionnaires » n’a plus de sens. L’innovation est partout, en permanence, sans fin, pour tous.

UNE INTERACTION ATTENTIVE
C’est l’interaction client/collaborateur, et non le client, qu’il faut placer
au centre de l’organisation : l’innovation ne germe pas de l’image abstraite
des études marketing ; elle émerge de la relation avec le client.
Lorsque le site de cuisine Marmiton se lance dans l’édition d’un magazine
imprimé, il ne suit pas les recommandations d’un cabinet de stratégie
: s’aventurer dans le « print », n’est-ce pas aller à rebours des évidences
du secteur ? Il suit, simplement, les demandes de ses utilisateurs.
Encore faut-il pouvoir les entendre. C’est par une connaissance empathique des besoins et des frustrations que naissent les propositions alternatives.

L’improvisation des métiers doit primer sur le « développement des
compétences » : l’apparition de nouveaux métiers ne doit plus être « anticipée
» par les dirigeants, mais improvisée par la base. Ici encore, c’est l’interaction attentive avec le client qui transforme les métiers en régénérant les offres.

Une majorité croissante d’entreprises s’accorde aujourd’hui à reconnaître
que les effectifs actuels sont déjà ajustés au plus juste – et au plus bas.
L’enjeu a changé : il ne s’agit plus de réduire la taille des équipes mais de
pouvoir, à effectifs constants, accompagner l’apparition de métiers nouveaux.
Bref, le vrai problème n’est plus celui de la flexibilité quantitative de l’emploi, mais celui de l’adaptation de la nature du travail.

Cette nécessaire flexibilité qualitative n’est possible, paradoxalement, que par la stabilité de l’emploi à long terme. L’empathie envers le client et la capacité à interpréter ses besoins demandent plus que de l’écoute : elles exigent une relation longue, intime et fiable avec lui. Oser proposer et transformer, quels que soient son rôle ou sa position hiérarchique, requièrent plus que de l’audace : il faut être inscrit avec durabilité et sécurité dans une organisation qui libère la
parole de la base et qui tolère l’erreur. C’est aussi dans le contexte d’un engagement pérenne que les salariés peuvent renoncer à leurs projets personnels pour s’adapter aux besoins nouveaux, spécifiques, de leurs employeurs.

Le succès de nouvelles entreprises « disruptives » et digitales n’obère pas
la capacité d’entreprises traditionnelles à revivifier leurs modèles économiques
et à se développer grâce à un opportunisme stratégique inattendu. Leur succès dépend de nouvelles formes d’engagement envers les équipes qui mettent en avant cette idée simple : pour que les salariés s’engagent et s’adaptent, il leur faut un cadre stable…

Ce constat bouleverse vingt ans de pratiques de gestion des ressources
humaines. Responsabiliser les individus et les inciter à gérer eux-mêmes
leur carrière et leurs compétences a été le leitmotiv des « bonnes pratiques
» des DRH et des acteurs publics. En incitant les individus à concevoir
leurs « projets » et à gérer eux-mêmes leur trajectoire, ils les ont condamnés
explicitement à une mobilité externe permanente. Ces stratégies, quand elles
ont été efficaces, ont retiré aux entreprises des leviers d’action pour gérer les carrières, façonner des compétences locales et, finalement, innover.
Il est urgent de réhabiliter la mobilité interne et l’idée de carrière, au
nom même de la compétitivité. Or il existe, en France, une tradition vivace
qui privilégie loyauté et fidélité plutôt que mobilité externe et nomadisme.
Reste à retrouver ces réflexes vertueux et à en faire un avantage compétitif français.


Jean Pralong est professeur à la chaire  nouvelles carrières de NEOMA Business  School.
Dominique Turcq est fondateur de l’Institut Boostzone, conseil  en management.

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