De quoi la politique publique de l’habitat inclusif est-elle donc le nom ?
Avertisssement en guise de précaution
L’interrogation qui est l’objet de papier concerne la notion de « vie sociale et partagée ». Afin d’éviter tout malentendu et toute controverse inutile, il me faut préciser d’emblée que pour moi, ce mode de vie peut tout à fait correspondre aux besoins et aux aspirations de personnes en situation de handicap ou de personnes âgées à un moment de leur vie. Ce qui est discuté ici n’est donc ce mode vie, ni que celui-ci puisse être un véritable choix. Ce qui est interrogé ici, c’est le tropisme d’une politique publique à vouloir privilégier ce mode vie.
Premières hypothèses en guise d’explication
L’évolution de la politique publique de l’habitat des personnes handicapées et des personnes âgées (disons du Comité Interministériel du Handicap de décembre 2016 à l’adoption d’une Aide à la Vie Partagée en novembre dernier, en passant par l’article 129 de la loi ELAN), pose, parmi d’autres, cette question : pourquoi cette politique se centre-t-elle presque exclusivement sur la production de formules d’habitat où un mode de vie plus ou moins partagé est proposé.
Dans un article à paraître en janvier prochain dans « Les Cahiers de l’Actif », j’avance trois hypothèses de possible réponse.
Une première qui pourrait se dire bureaucratique. Elle développe l’idée que les administrations pensent l’habitat inclusif, non pas à partir d’une question-problème à résoudre (comme celle de comment favoriser le choix d’un mode d’habitat qui convient le mieux aux besoins et aspirations des personnes concernées), mais à partir de catégories d’actions publiques déjà identifiées (comme les pensions de famille ou les résidences-accueil).
Une seconde qui pourrait se dire économique, dans son approche gestionnaire. Elle développe l’idée que les autorités de tutelle et les financeurs imaginent une possible équation vertueuse où desinstitutionnalisation et prise en charge à moindre coût trouveraient leur résolution dans des projets d’habitat inclusif.
Une troisième qui pourrait se dire politique. Elle développe l’idée de liminalité comme position sociale des personnes handicapées et des personnes âgées quand leur autonomie se trouvent diminuée. Ce qui se traduit par ce mouvement de pensée qui consiste à se demander ce que l’on doit faire pour elles et non ce qu’elles ont à dire et à revendiquer, elles. Et, ce faisant, obère le principe de justice politique (Wright) dont le fondement principal est que les personnes devraient pouvoir contrôler autant que possible les décisions qui affectent leur vie.
Ces trois hypothèses explicatives, quoi que validées chacune à l’épreuve des faits, comme il est démontré dans l’article, n’épuisent pas cependant, me semble-t-il, les raisons du tropisme de cette politique de l’habitat inclusif à privilégier « l’être-à-plusieurs » comme mode de vie. Certes, elles en proposent des explications robustes en analysant des liens de causalité, qu’ils soient bureaucratique, gestionnaire ou politique. Mais de Cornelius Castoriadis, nous avons appris que toute rationnalité s’origine essentiellement dans des significations sociales qui font devenir telle forme de rationnalité comme adéquate à ses fins. Autrement dit, qu’un imaginaire, comme puissance anonyme, collective et immotivée est toujours à l’origine des formes de vie que l’on considère comme rationnelle ou fonctionnelle. Alors quel serait cet imaginaire dans lequel s’origine cette politique publique ?
Première approche en guise de tentative d’élucidation
Si par nature, un tel imaginaire est difficile à saisir et encore plus à représenter, on peut cependant facilement s’accorder sur le fait que celui dans lequel s’origine la politique publique de l’habitat inclusif est hanté (et sans doute strucuré par) la crainte de l’isolement des personnes concernées par ces propositions de modes de vie. J’en veux pour preuve le rapport « Demain, je pourrais habiter chez vous » qui, dès son introduction, précise que les propositions visant à promouvoir une stratégie de développement de l’habitat inclusif sont adossées à « trois grands mouvements de société bien établis », dont l’un est formulé de la façon suivante :
"la montée en puissance des situations d’isolement et leur cortège de conséquences psychologiques, sociales et de santé (...) Et les auteurs de ce rapport ne sont pas loin de penser que l’isolement (la solitude subie) sera peut-être un jour, en même temps que l’accès au logement et étroitement lié à lui, le sixième risque de la protection sociale".
Ce qui, au fond, est sous tendu ici, c’est que vivre chez soi, seul (sans vie partagée), ferait courir le risque d’un nombre restreint de contacts interpersonnels, par opposition à une vie en famille ou dans un collectif, dont on suppose qu’elle permettrait, comme naturellement, d’éviter l’isolement. Et que cette situation de vie en solo augmenterait le risque de vulnérabilité par l’absence de proches sur lesquels on puisse compter. Cette opinion, désormais couramment admise, se trouve renforcée du fait que dans la plupart des études récentes réalisées sur cette question, l’isolement social apparaît comme une dimension de la réalité facilement objectivable, précisément par la mesure de la fréquence des contacts de visu avec d’autres personnes, comme c’est le cas des études menées par le CREDOC, par exemple. Mais comme le soulignait Jean-Claude Kaufmann, cette apparente objectivité dissimule la difficulté qui existe à cerner véritablement ce qu’est, pour chaque individu, l’isolement social, ainsi que le sentiment de solitude qui caractérise le fait qu’il souffre, ou non, d’être isolé. Notamment parce que ces enquêtes interrogent peu ou pas l’intensité de ce qui ce noue dans ces contacts, intensité qui détermine pourtant également le sentiment de solitude. Comme elles ne prennent en compte, la plupart du temps, dans leur « mesure », que ce que Mark Granovetter désigne par « liens forts » (ceux noués avec sa famille et ses amis principalement), délaissant les « liens faibles » (les relations conduites avec un réseau plus étendu), alors que les réseaux sociaux les favorisent désormais, parfois avec intensité. Sans compter que le lien social peut-être investi, c’est encore Jean-Claude Kaufmann qui l’indique, de façon symbolique et porter sur des substituts (Dieu, vedettes de cinéma, etc.) qui construisent suffisamment d’effet de réalité, dans le monde rêvé, pour que le sentiment de solitude soit contenu
Il ne s’agit certes pas de minimiser les risques d’isolement social ou le sentiment de solitude que peuvent avoir à connaître des personnes handicapées ou des personnes âgées habitant seules chez elles. Mais de préciser, d’une part, que ce sentiment de solitude est aussi déterminé par des effets de représentation sociale : celui qui souffre de solitude, éprouve en grande partie ce sentiment parce que les autres lui signalent qu’il est solitaire et que l’isolement est perçu, d’abord et avant tout, comme une situation négative. Et que d’autre part, le sentiment de solitude se construit à partir d’une réalité subjective qui n’est toute fois pas coupée de la réalité environnante. Pour pouvoir tisser des liens, faut-il encore pouvoir sortir de chez soi. Ce qui permet de rappeler, au passage, que nombre de personnes handicapées sont encore assignées à résidence dans leur appartement ou dans l’établissement médico-social dans lequel elles résident, ce qui concoure, à l’évidence, à une forme d’isolement. Cette possibilité de sortir de chez soi interroge d’abord l’environnement « physique » du chez-soi : pouvoir sortir de chez soi nécessite, en effet, un environnement qui permette une liberté et une sûreté de déplacement et d’usage, sans aucune condition d’âge et de déficiences, c’est à dire sans obstacles physiques ou de compréhension de l’information. Mais elle interroge aussi et peut-être avant tout, l’environnement social, car comme le souligne Charles Gardou, si l’on accepte désormais les personnes handicapées, on ne les considère pas toujours comme des acteurs dignes de participer à la vie de la cité. Et des regards indifférents et stigmatisants les « infirment » parfois, et leur font vivre de ces instants où ces personnes se sentent séparées du monde du simple fait qu’elles sont elles-mêmes...
Autrement dit, habiter chez soi, seul, ne porte pas en soi, un risque d’isolement et les qualités de l’environnement, à la fois physique et social, de ce chez-soi, contribuent, pour une part non négligeable, à minimiser ce risque.
Et c’est là où la tentative d’imposition d’une « monoforme » à cette question de l’isolement devient problématique et où l’on s’aperçoit qu’une apparente rationnalité s’origine dans un imaginaire de « solidarité de type familial », comme l’indique explicitement le texte de l’amendement au Projet de Loi de la Sécurité Sociale, instituant une Aide à la Vie Partagée pour les habitants d’un habitat inclusif. C’est à partir de cet imaginaire qui détermine et prescrit en quoi consiste la vie bonne qu’il faut comprendre le mécanisme de rationnalité instrumentale de montée en généralité de situations singulières. macanisme qui conduit à parler de l’isolement comme un risque (le 6ème), là où il s’agirait de parler d’une pluralité de situations d’isolement, chacune singulière.
Aussi, si prévenir, éviter, atténuer les situations d’isolement est une nécessité, ce sur quoi l’on peut s’accorder, il s’agit, comme on vient de le faire trop rapidement, de prendre la mesure de ce que ces situations recouvrent et signifient pour les personnes et ce, dans une démarche compréhensive dans la perspective initiée par Max Weber de compréhension du sens que chaque individu accorde à sa situation d’isolement ou de solitude. On peut ainsi suggérer, qu’une politique publique qui reconnaîtrait cette pluralité et diversité des situations d’isolement et de solitude et tenterait de les comprendre, afin de contribuer à transformer celles qui le nécessiteraient, se devrait d’ajuster ses modalités d’intervention plutôt que de les appliquer ; de découvrir le sens qu’en donnent les personnes concernées plutôt que de le déduire ; de caractériser ces situations plutôt que de les normer. Au fond, une telle politique publique s’originerait dans un imaginaire dominé par la nécessité d’un cadre politique par lequel chacun pourrait être capable de se demander comment mener sa vie pour qu’elle soit bonne et pourrait se représenter lui-même comme étant capable de mener sa vie et d’avoir une vie (Butler, 2014).
Bibliographie
- Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, 2014
- Cornelieus Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1999
- CREDOC, Maladie ou handicap et isolement : la double peine, La Fondation de France, décembre 2018
- Charles Gardou, Y-a-t-il de l’universel dans le tellement singulier ? Reliance, 2005/1, n°15, pp 10-15
- Mark Granovetter, The strengyh of weak ties, American Journal of Sociology, Vol. 78, n°6, 1973, pp 1360-1380
- Jean-Claude Kaufmann, Les cadres sociaux du sentiment de solitude, Sciences sociales et santé, Vol 13, n°1, 1995, pp 123-136
- Erin Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2020
Enseignant chercheur associé , Centre de Recherche des Cordeliers, Equipe d'accueil ETRES.
4 ansMerci Jean Luc, il me semble que ton texte illustre bien comment une politique publique se construit à partir d’un référentiel qu’il faut essayer chaque fois de décoder : « Chaque fois que l’on est en présence d’un processus de formulation d’une politique publique, on peut ainsi repérer un mécanisme de fabrication d’images, d’idées, de valeurs qui vont constituer une vision du monde »1. En effet, élaborer une politique publique revient à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs du système vont organiser leur perception du système, confronter leurs solutions et définir des propositions d’action. Mais en fait il n’est jamais très simple de savoir, après coup, comment s’est construit ce référentiel… merci de nous y inciter et notamment de rappeler Castoriadis trop méconnu . je vais lire les cahiers de l'Actif avec plaisir. 1/ Pierre MULLER, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au Monde », in Alain FAURE, Gilles POLLET, Philippe WARIN (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques, Paris, Editions L’Harmattan, 1995, p. 157.
Consultante en gérontologie sociale ARCG
4 ansMerci Jean-Luc Charlot pour ce rappel de la force de notre imaginaire collectif qui nie en quelque sorte la multiplicité et la richesse des situations individuelles. Comme le disait une personne vivant dans un foyer de vie dans un post du " monde à part": "les gens pensent que rester seule chez soi c'est la solitude,moi j'appelle ça avoir la paix".