DE RAY LANCASTER
Quel est le plus grand secret qui existe dans le monde des affaires ?
J’ai cinq grands secrets à vous proposer, basés sur 40 ans d'expérience professionnelle et d'innombrables discussions avec des collègues du monde entier et des participants aux cours de communication que je donne :
- Que signifie le mot “pragmatique”? Aucune entreprise ne peut survivre en respectant en permanence toutes les lois et règles en vigueur. À moins de détenir un quasi-monopole et de pouvoir faire payer aux consommateurs une légalité tous azimuts, c’est impossible. Le grand secret, c’est que chaque entreprise emploie des manières illégales — mineures ou majeures, ponctuelles ou pérennes — pour survivre. Elle justifiera souvent ces pratiques, et se les justifiera à elle-même et ses employés, en les qualifiant de “pragmatiques”.
- Plus une entreprise communique sur ses valeurs, plus il est probable qu’elle serre tellement la vis en interne que les employés risquent d’enfreindre ces mêmes valeurs pour atteindre leurs objectifs commerciaux. Le grand secret, c’est que la communication sur les valeurs sert avant tout à couvrir les fesses de l’entreprise lors d’inévitables écarts d’employés surmenés. Elle permet aux dirigeants de déclarer, la main sur le cœur, que « Le comportement d’employé X est incompatible avec nos valeurs » (que nous avions fort opportunément publiées quelque temps auparavant afin de pouvoir nous défendre de cette manière, mais ça, on ne vous le dit pas). Une entreprise qui communique sur ses valeurs, c’est comme un individu qui commence une explication en disant “Sans te mentir…”
- Toute entreprise cotée en bourse a pour objectif central, primordial et incontournable de rapporter de l’argent à ses actionnaires. Cette simple réalité étant difficile à "vendre" aux clients et consommateurs, le grand secret, c’est que la plupart des activités d'une entreprise de ce type ont pour but de cacher sa raison d’être purement financière derrière des produits, services, valeurs, missions, visions, feuilles de routes, logos et engagements divers. Il s’agit pour l’entreprise d’afficher d’autres motivations que la satisfaction pure et dure, et le plus souvent à court terme, des actionnaires. Si l’entreprise se porte bien, ces faux-semblants fonctionneront. Dans le cas contraire, leur fragilité se révélera sous forme de licenciements ou de «recadrages». Quelle honte y aurait-il à dire, une fois pour toutes, qu’il faut satisfaire les actionnaires?
- De tous les facteurs régissant les priorités d'un employé au 21ème siècle, la peur de perdre son emploi est le plus déterminant et omniprésent. Le grand secret, c'est qu'une part inavouable des ressources d’une entreprise est consacrée de fait à la gestion — parfois la réduction, rarement l'élimination —des conséquences de cette peur. Celle-ci s'avère en effet coûteuse, voire destructive, car elle freine toute velléité de précieuse créativité, de courageuse prise de risque ou d’honnêteté chez l'employé. La peur au travail est le dernier grand tabou, avec la surconsommation de médicaments, dans le monde des affaires.
- Le mot 'transparence' est largement utilisé par les grandes entreprises pour faire semblant de prôner l'honnêteté. Lisez bien les missions, visions et valeurs qu'elles affichent sur internet ou dans des interviews de dirigeants. L'honnêteté n'y est mentionnée ou défendue que rarement. Le problème, c'est que l'honnêteté consiste à reconnaître activement les inévitables doutes, erreurs, changements d'avis, compromis ou ajustements d'une entreprise au quotidien. L’honnêteté, la vraie, installerait trop de fenêtres et déverrouillerait trop de portes. Le grand secret, c'est que la transparence, derrière son effet d'honnêteté, est passive. Elle consiste à installer des fenêtres sur des portes verrouillées. Elle montre, mais ne dit pas où regarder.
Convaincu qu’un modèle capitaliste moins fragile ou hypocrite est possible, je dédie cette réponse aux personnes courageuses dans le monde du travail. Il y en a, et elles sont souvent malmenées.