De Solva2 à Solvid19 ? Privilégions l’investissement stratégique et la relance
La crise sanitaire soumet l’assurance à rude épreuve. La réglementation prudentielle Solvabilité 2 et ses modèles de gestion du risque, qui encadrent les assureurs et contrôlent leur robustesse, évolueront en tirant les expériences de la situation vécue. Cependant n’oublions pas que ce secteur est bien plus qu'un absorbeur de risques. C’est aussi un investisseur majeur dans notre économie. Dès lors, il est primordial que les révisions à venir facilitent et orientent l’investissement des assureurs dans les domaines que les Etats et l’Europe jugent stratégiques pour la relance et l’avenir. Et les sujets ne manquent pas : infrastructures de santé, relocalisation industrielle et sécurisation de la supply chain de produits stratégiques, souveraineté numérique…
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Les modèles de risques à l’épreuve des faits
La compréhension des relations entre phénomènes et théories constitue l’un des fondements de notre culture scientifique héritée de l’Antiquité. L’observation et l’analyse des causalités demeurent indispensables à notre appréhension du monde, même si d’autres considérations épistémologiques émergent de la puissance des algorithmes apprenants et des développements en intelligence artificielle.
Sans oublier les drames humains derrière les froids éléments statistiques égrenés quotidiennement depuis deux mois, la période actuelle nous rappelle à l’ordre sur des lois empiriques imposant l’humilité à des modélisateurs qu’un excès de zèle aurait pu un temps égarer loin du « vrai » monde.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont appris aux assureurs que même les types de risques que l’on pensait indépendants les uns des autres peuvent, en situation extrême, se retrouver corrélés. Les modèles actuariels furent mis à terre et l’addition fut lourde. Mais en 2001, la catastrophe en elle-même était concentrée géographiquement, même si l’onde de choc atteignit les marchés financiers mondiaux.
Vingt ans après, la corrélation de tous les risques s’accompagne d’une expansion quasi-générale à la planète. C’est une autre théorie qui s’effondre : celle un temps défendue par des lobbyistes cherchant (lors du peaufinage des règles prudentielles européennes Solvabilité2) à minimiser le capital réglementaire requis pour qu’un assureur mondial puisse résister à un sinistre extrême. Cette thèse, osée, était celle du « bénéfice de diversification géographique » en cas de pandémie, qui résulterait d’une décorrélation des risques entre hémisphères. Le motif était simple : un déclenchement en un point du globe laisserait le temps de se protéger aux antipodes. La doctrine est balayée, même à l’ère numérique où l’immense et immédiat flux de données ne charrie pas pour autant une information fiable.
Les principaux vecteurs du risque ne sont pas toujours ceux que l’on croit
Le Covid-19 nous rappelle ainsi qu’il convient d’évaluer non seulement le risque sous-jacent lui-même (la pandémie) mais aussi les facteurs qui viennent en retarder l’identification, en altérer la perception et en décupler les impacts : enjeux géostratégiques, jeux politiques et gestion de la communication, stratégies industrielles (délocalisation de la production des dispositifs médicaux préventifs et curatifs), scénarios de riposte (effets du confinement sur l’économie et les reports de soins) etc.
L’actualité rend également plus tangible la notion de « pire perte à laquelle un assureur est confronté tous les 200 ans », selon la formule communément admise pour vulgariser le rébarbatif concept actuariel de TailVar à 99,5%. Cet étalon constitue la pierre angulaire de la théorie quantitative Solva2, qui vise à contenir le risque de défaillance d’un assureur en dessous d’une probabilité de 0,5%.
Mais cette fois-ci c’est la cohérence de nos systèmes décisionnels que l’observation des faits interpelle. Nous avons en effet réalisé l’exploit d’imposer à l’assurance, au terme de savants calculs, la sanctuarisation des fonds nécessaires à l’absorption du pire choc susceptible de se produire tous les 200 ans, et d’effacer dans le même temps une ligne budgétaire (les fameux masques) visant à nous protéger face au risque de pandémie ; un risque qui s’est déjà concrétisé… une dizaine de fois au cours du siècle passé !
Sans en être la seule cause, la disparition d’un budget de quelques centaines de millions d’euros aura contribué au repli vers une stratégie sanitaire de gestion de la pénurie, dont le coût était récemment évalué par des économistes entre 75 et 150 milliards d’euro par mois de confinement. Au moment où l’on évoque des montages public-privé pour un régime d’assurance catastrophe sanitaire obligatoire, il convient que l’assureur de dernier recours qu’est l’Etat veille à la cohérence des systèmes de gestion du risque aussi strictement qu’il l’impose aux assureurs privés dans leur domaine.
Du grand souk des solidarités à l’excès de zèle
La mobilisation contre le virus annonça solennellement « l’entrée en solidarité » du pays. Tous furent au rendez-vous, chacun à sa manière : de l’engagement spontané, discret et altruiste pour les uns… au solidarity washing éhonté pour les autres.
L’enfer étant pavé de bonnes intentions, des considérations d’ordre moral furent avancées pour forcer les assureurs à couvrir des sinistres non prévus aux contrats, au risque de créer, pour ne pas citer les impacts financiers, une rupture d’équité avec des assurés dont les polices souscrites ne bénéficieraient pas des mêmes largesses. Il existe heureusement d’autres voies que ces entorses contractuelles pour qu’une entreprise décide, plus ou moins spontanément, de soutenir ses clients ou plus largement la population.
De son côté, l’organe européen de régulation et supervision de l’assurance, l’EIOPA, appela ses ouailles assureurs, non pas à enfreindre les clauses contractuelles, mais à « bien agir » : envers les clients (clémence quant aux retards de déclarations de sinistres, plus grande transparence quant aux clauses d’exclusion etc.), et « en interne » (modération et report des bonus, non versement des dividendes…). Une approche à la confluence de deux missions, d’une part la protection de l’intérêt des assurés, d’autre part la défense de l’image d’un secteur globalement mal aimé de l’opinion publique.
Quand les piliers se fissurent
Ainsi se fissurèrent les célèbres « trois piliers » de l’édifice Solva2 dont la cohérence reposait sur l’étroite imbrication de calculs des risques, de règles de gouvernance et de missions dévolues aux superviseurs.
Car là où l’intrusion des superviseurs dans la gouvernance de l’assureur devait être graduelle, proportionnée au risque mesuré par le franchissement de seuils savamment calculés à dessein, on s’est immiscé (certes pudiquement sous forme de «recommandations») dans le domaine des conseils d’administration et des assemblées générales alors que les seuils d’alerte n’étaient pas atteints. Des cas d’école ne sont jamais à exclure. Mais il est quand même difficile d’imaginer que les superviseurs aient anticipé que le niveau de rémunération de dirigeants d’assurance mettrait en péril immédiat la santé financière de leur entreprise, par ponction d’un résultat trop fragile, ou plus indirectement en provoquant l’infidélité massive d’assurés choqués par de trop grandes inégalités de revenus en période de surenchère solidariste.
En matière d’épistémologie, nous aurons ainsi accompli un véritable tour de force : mettre quinze ans à construire une théorie globale et sophistiquée de gestion du risque et dès l’approche du premier scénario adverse… en rendre caduques les conditions de validité et de bon fonctionnement ! Aurions-nous une fois encore oublié que tout modèle possède son strict domaine de validité ?
La question de la modération des dividendes est elle aussi à double tranchant, notamment si elle ne s’adresse qu’à un pan de l’économie à travers ses organes de supervision. Il serait en effet paradoxal de compter sur l’assurance pour soutenir et protéger la relance, et d’en détourner les actionnaires vers d’autres secteurs dont les dividendes seraient moins exposés.
De Solva-2 à Solvid-19 ?
L’évolution de Solva2 était prévue de longue date. Les enseignements de la crise y apporteront des éléments complémentaires inattendus. L’arsenal sera ajusté au regard de ce que d’aucuns appellent déjà un « stress test grandeur nature » : cartographie des risques, scénarios catastrophe, ORSA « spécial Covid », calibrages et matrices de corrélations, amortisseurs des effets de cycles boursiers etc.
Mais l’essentiel n’est pas là. Acceptons-le : un modèle sera toujours réducteur de la réalité à affronter. Ne pas s’y résoudre et trop le complexifier finit par le rendre inopérant, voire contre-productif. Et l’excès de sophistication du modèle est d’autant plus inutile que les biais cognitifs auxquels nous sommes tous sujets, notamment en période tumultueuse, ont vite fait d’en fausser l’usage et d’en ruiner la précision !
Le temps et les finances sont comptés pour tous les acteurs du secteur, y compris les régulateurs. Allouons-les à bon escient, et évitons de faire muter Solva-2 en un Solvid-19 encore plus coûteux et complexe.
Plutôt que de raffiner à l’envi tous les paramètres et lois mathématiques envisageables, plutôt que de multiplier cartographies, tests et reportings prudentiels, consacrons une partie de l’effort à une dimension qui fut parfois négligée dans cette réglementation (rappelons-nous les débats sur l’épargne-retraite et les infrastructures…) : l’incitation des assureurs à investir dans des secteurs clés.
Nous pourrions par exemple réaménager les règles Solva2 déterminant le coût en capital des investissements réalisés dans les domaines jugés stratégiques pour nos populations et l’économie européennes.
Et les sujets d’investissement ne manquent pas pour relancer et protéger l’Europe : infrastructures de santé, relocalisation industrielle et sécurisation de la supply chain des produits stratégiques, souveraineté numérique.
Actuary, Chairman of the board & Founder at ADDACTIS
4 ansThank you very much. Very interesting point of view that I will share. An English version could be very useful to promote and support your ideas :).
Cadre Administratif chez Mutex
4 ansBravo Jean Louis pour tes analyses toujours aussi pertinentes ! Georges
Partner - Management Consulting for Insurance Industry
4 ansMerci mon cher Jean-Louis pour tes analyses toujours aussi pertinentes et cet éclairage autour de la contribution des assureurs à la sortie de crise au travers d'une logique d'investissements ciblés
SVP International Relations at ICMIF. Advocate for #mutual #cooperative #insurance #regulation #sustainability
4 ansJean-Louis, thank you for this advanced critical thinking and for the reminder of the risks posed by an over-reliance on models
Président Gwennili
4 ansMerci Jean-Louis pour cette analyse très claire. La question sera maintenant de décider comment le faire du point de vue réglementaire car, même si la nécessité environnementale l’exige nous n’avons pas trop de temps devant nous pour que cela se fasse