Maurice Delbez, portrait
Alors que la 97e livraison de la revue d'histoire du cinéma 1895 publie un entretien réalisé par mon frère Arnaud et moi-même avec le réalisateur Maurice Delbez (1922-2020), je partage en complément ce portrait écrit en 2017.
« Increvable, ce Delbez!»: s’est exclamé Eric Le Roy, des Archives du Film, parrain de ce projet, quand je lui ai annoncé nous avions débuté ces rencontres par un entretien ave Maurice Delbez, deuxième promo de l’IDHEC.
Ce petit homme (1 mètre soixante tout au plus) à la longue vie (il a 93 ans), qui a tout vu mais est désormais malvoyant (une maladie professionnelle, explique-t-il, à force de guetter le soleil sur les tournages) tient pourtant de l’accidenté et, même, du miraculé. Maurice Delbez a fait, quelque part dans les années soixante, une sortie de route quand il a passé, un peu vite, les vitesses. Et, s’il en est sorti meurtri, il ne semble toujours pas en revenir d’être encore là. Maurice Delbez a donc eu plusieurs vies mais toutes deviennent du cinéma quand il les raconte.
Le monde du cinéma, tel que raconté par Maurice Delbez, parait lui-même une sorte de comédie, un tantinet burlesque, où tout semble possible: un dentiste vous présente un sociétaire de la comédie française, une buraliste vous fait connaitre Pierre Fresnay, vous croisez Renoir qui a des problèmes de libido et vous faites du vélo avec Godard tandis que, en arrière-plan, des producteurs russes s’agitent en pagaille.
Maurice Delbez est le fils des patrons auvergnats d’un bistrot de Puteaux. Gamin, il finit les verres des clients, alors, on l’envoie au cinéma tous les jeudis, dès qu’il n’y a pas école. Il est projeté dans l’univers magique des vedettes, ces saints, ces rois des temps modernes: « sans imaginer qu’un jour j’allais travailler là-dedans ou que je voulais travailler là-dedans, le cinéma faisait partie de ma vie », dit-il, avec un sourire émerveillé. Quand son père revend le bistro à la fin des années 30, la famille Delbez n’a plus un sou et Maurice doit renoncer à son rêve de devenir un ingénieur des eaux et forêts coloniales. Les vrais amoureux de cinéma ne s’imaginent pas en “faire”, ils “se font des films” dont ils sont les héros et Maurice Delbez ne fait pas exception.
La réalité rattrape donc Maurice Delbez qui prend un petit emploi courtelinien dans un ministère. Mais, coup de théâtre!, il entend Jean Cocteau à la radio et vit une révélation qui va changer sa vie: les planches l’appellent. Lui qui s’était fait virer du lycée pour être allé aux anarchiques séances de la Cinémathèque d’Henri Langlois s’enfuit dès lors du bureau pour prendre des cours de théâtre, sur son temps de travail. Quelques trois années plus tard, les cartes sont une nouvelle fois rebattues : menacé d’être appelé au STO, Maurice Delbez se réfugie en Auvergne, entre en résistance et apprend la création de l'IDHEC par hasard dans un journal.
Troisième au concours fin 44, il y rentre bientôt, même s’il n’a toujours pas le sou. « On nous mettait dans la tête d’être assistant plutôt que d’être metteur en scène », reconnait-il aujourd’hui. Et c’est donc par l’assistanat qu’il fait ses premiers pas dans le cinéma. Commence une période insouciante: Maurice Delbez s’impose au fil des années comme un des assistants les plus appréciés et les plus demandés de l’industrie et enchaine une vingtaine de films. Il s’installe sous la caméra et supervise les tournages. “Delbez le balèze”, comme on l’appelle, aime le travail d’équipe et ses collaborateurs le lui rendent bien. Il s’inscrit alors dans le système corporatiste du cinéma français d’après-guerre, se faisant même élire représentant des assistants. Ce sera à la fois sa chance et sa malédiction.
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Maurice Delbez gagne la confiance d’un producteur parce qu’il a prouvé qu’il savait découper un film et respecter un devis et un calendrier. Il passe donc à la mise en scène en 1957 avec une comédie sur le permis de conduire : A pied, à Cheval et en voiture attire 3,5 millions de français et a tellement de succès que son titre devient une expression consacrée.
Par amitié pour le comédien Pierre Fresnay, qui lui avait trouvé son premier poste d’assistant, Delbez tourne Et ta Sœur un Helzappopin à la française qui ne rencontre pas le public et sa carrière connait alors un premier coup d’arrêt. Sa filmographie varie désormais entre réalisation de comédies et supervision technique de films d’autres metteurs en scène.
Car, au tournant des années 60, dans une industrie où il faut avoir fait 3 films comme stagiaire pour devenir second assistant, 3 films comme second assistant pour devenir premier assistant et un film comme premier assistant pour devenir metteur en scène, les conseillers techniques viennent étayer les génériques de films de réalisateurs néophytes passés par le scénario ou venus de la critique. La trajectoire de Delbez croise alors celle de jeunes cinéastes comme Jean-Pierre Mocky ou Jean-Luc Godard. Des noms que les histoires du cinéma retiendront quand lui en sera écarté. La liberté filmique de certains se fonde pourtant sur sa compétence technique, ce qui ne va pas sans un petit goût d’amertume.
Quatre des cinq « vraies » réalisations de Maurice Delbez, A Pied, A Cheval et en Voiture, Et ta Sœur, L’Année du Bac et Rue des Cascades se rejoignent dans le dialogue entre générations, dans la confrontation entre des adultes déboussolés et une jeunesse incarnée par des comédiens frais (Delbez figure parmi les découvreurs de Jean-Paul Belmondo, Jean-Pierre Cassel ou Jean-Claude Brialy). Les sujets de société n’effraient pas Maurice Delbez mais il les aborde sous un angle comique et tendre qui en fera un réalisateur idéal pour la série de l’ORTF Les Saintes Chéries, à ce bémol près que le regard amusé porté sur la femme l’énervera. Les films de Maurice Delbez proposent une radioscopie de la jeunesse des années 60 différente de celle, rebelle et somme toute assez bourgeoise, de la Nouvelle Vague qui triomphe alors.
Et quand Maurice Delbez se risquera à produire et réaliser un film qui lui tienne vraiment à coeur, un film aux airs de 400 Coups, avec une composante autobiographique, il se ruinera. Avec Rue des Cascades en 1964, il adapte un roman de Robert Sabatier sur l’amitié entre un gamin des rues et un boxeur noir, amant de sa mère qui tient un bistrot de Ménimontant. Nul doute que Delbez s’est reconnu dans le personnage du môme et le film porte une émotion que le caractère artificiel de certaines séquences pittoresques dans le café des faubourgs n’étouffe jamais. Le film n’a pas eu sa chance de rencontrer le public et a mis un terme à la carrière de Maurice Delbez. Celui-ci a remboursé pendant vingt ans les dettes de cette entreprise, travaillant principalement pour la télé.
Aujourd’hui, Maurice Delbez évoque avec malice ses souvenirs mais il suit aussi l’actualité cinématographique. Il continue, dans sa maison en Auvergne, d’écrire des pièces et d’imaginer des scénarios et il savoure le renouveau inespéré d’intérêt pour Rue des Cascades, promis à une ressortie prochaine. “Le cinéma, c’est ce que j’ai vécu de mieux”, affirme Maurice Delbez avec dans les yeux une lueur qui trahit l’étonnement intact de l’enfant qui ne s’imaginait même pas que faire des films pouvait être un métier.