Des choix de société peuvent transformer l’expérience de la vieillesse entretien avec Juliette Rennes
Discrimination liée à la vieillesse, l’« âgisme » n’a pas connu la même diffusion que les concepts de racisme et de sexisme sur le modèle desquels il a été pensé. Il permet pourtant une réflexion sur notre rapport au vieillissement, surtout en ces temps de pandémie, estime la sociologue Juliette Rennes dans un entretien au « Monde ».
Sociologue et maîtresse de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Juliette Rennes travaille sur les questions de genre et de discrimination. L’Encyclopédie critique du genre (La Découverte, 2016), qu’elle a coordonnée et dont elle a écrit l’entrée « âge », reparaît, le 11 mars, dans une version revue et augmentée.
Quelle est la définition de l’âgisme ?
Le mot a été forgé par un psychiatre et gérontologue américain, Robert Butler, en 1969. Il désignait, principalement, les stéréotypes et les discriminations envers les vieilles personnes. Depuis, son sens s’est élargi pour s’appliquer aux préjudices fondés sur l’âge.
Plus précisément, je dirais qu’on tend à qualifier d’âgiste le fait de juger un individu trop jeune ou trop vieux pour accéder à un bien social (une activité, un service, une prestation, un droit…), sans prendre en considération ses aptitudes et ses aspirations.
Y avait-il, à l’époque où le concept a émergé, des mouvements de défense des personnes âgées ?
Il existait des organisations de défense des retraités bien avant les années 1970, mais la nouveauté de cette époque aux Etats-Unis est l’apparition de mobilisations dénonçant les préjudices fondés sur l’âge.
Le collectif des Gray Panthers, lancé en 1970 par des femmes retraitées, s’empare du terme d’âgisme. Ces militantes documentent la maltraitance dans les maisons de retraite, les représentations négatives de la vieillesse à la télévision, s’associent à un collectif africain et américain pour dénoncer les discriminations contre les Noirs âgés dans le système de santé et réclament plus largement une société plus accueillante pour tous les âges, par exemple en matière de transport public. Elles luttaient aussi pour l’instauration d’une sécurité sociale universelle.
Et en France ?
A l’époque, il n’existe pas de collectif de cette ampleur qui fasse entendre des
revendications sur la vieillesse portées par les personnes concernées. Il y a en revanche, dans le sillage de 1968, des professionnels du travail social, de la psychiatrie, de la gérontologie qui sont confrontés à la vieillesse dans leur activité professionnelle et portent un discours critique sur la relégation sociale des vieilles et des vieux – sur l’enfermement, la psychiatrisation, la ségrégation des âges ou encore le culte du productivisme, qui dévalue les retraités.
Le livre La Vieillesse, de Simone de Beauvoir, paru en 1970, fait partie d’une nébuleuse plus large, même si elle demeure marginale, de réflexions critiques et parfois d’expérimentations concrètes pour changer le regard sur la vieillesse et les relations entre générations.
Existe-t-il des ponts avec les mouvements féministes ?
Il y a des féministes, dans les années 1970, qui évoquent la disqualification du vieillissement et le fait qu’elle affecte différemment les femmes et les hommes, ou dénoncent la pauvreté des femmes retraitées. Mais ces questions ne constituent pas un axe fort du féminisme de l’époque.
L’agenda des revendications – la contraception, l’avortement, l’égal accès au travail, la garde des enfants en bas âge, la lutte contre les violences sexuelles qui touchent beaucoup plus les femmes jeunes – renvoie surtout à l’expérience du sexisme que vivent des femmes en âge de procréer, de travailler, d’avoir des enfants à charge.
Les groupes de parole féministes n’étaient pas forcément très ouverts aux femmes de la génération antérieure, comme l’ont raconté certaines féministes qui, à l’époque, avaient l’âge d’être les mères des jeunes militantes.
Qu’en est-il aujourd’hui de la prise en compte de la vieillesse dans les études de genre et les luttes féministes ?
Depuis les années 1990, les travaux analysant la vieillesse et le vieillissement à partir d’une perspective de genre se sont développés et, au début du XXIe siècle, on a vu émerger en France des collectifs de femmes assumant de se définir comme « vieilles » et tentant de retourner ce stigmate, comme les Babayagas ou Ménopause rebelle.
Plus récemment s’est forgé le collectif Vieilles et pas sages, nommé ainsi en référence à cette phrase d’Emmanuel Macron qui avait incité Geneviève Legay [militante altermondialiste de 74 ans, blessée en marge d’une manifestation des « gilets jaunes »] à plus de « sagesse ».
Ces collectifs, tout comme ceux qui se développent autour de l’habitat partagé, sont en partie portés par cette génération militante des années 1970, qui se trouve elle-même soudainement confrontée au fait d’être catégorisée comme âgée. Cette socialisation militante a aidé une partie de cette génération à ne pas se résigner face à certaines formes de disqualification liées à l’âge, à les percevoir comme injustes et à les politiser.
Comment les personnes âgées ont-elles été considérées depuis le début de la pandémie de Covid-19 qui les affecte particulièrement ?
Il me semble qu’il y a une ambivalence assez caractéristique du rapport à la vieillesse dans notre société : d’un côté, la restriction des libertés de circulation et de rassemblement a été justifiée par l’impératif de protection de la vie de celles et ceux, en particulier les plus âgés, que ce virus menaçait le plus. On a mis en avant un principe de solidarité intergénérationnelle.
Mais cette injonction tenait aussi à l’impératif d’éviter la saturation des hôpitaux. Or cela a été dit et redit dans les mobilisations hospitalières depuis des années : en vingt ans, on a supprimé 100 000 lits d’hôpitaux ; cette orientation politique structurelle se fait justement au détriment des personnes les plus vulnérables, notamment en période de crise sanitaire.
La pandémie a aussi mis en lumière le manque criant de moyens des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et la gestion à moindre coût de la grande vieillesse, dénoncée de longue date dans les mobilisations du personnel de ces établissements. Bref, malgré ce principe affirmé d’égale valeur de la vie à tous les âges, les politiques publiques structurelles qui vont à l’encontre de ce principe ne sont pas fondamentalement mises en question. Le fait de protéger la vie des plus âgés par leur isolement a aussi suscité de légitimes interrogations, notamment lors du premier confinement, parce que la vie ne peut pas être réduite au maintien en vie.
Qui parle pour les personnes âgées ?
Déjà, je dirais que les personnes âgées, ça n’existe pas vraiment. Même quand on se sent vieux ou vieille, on ne se pense pas comme une personne âgée, on ne se rapporte pas à soi-même en se réduisant à une catégorie d’âge, de surcroît disqualifiée et très floue, puisqu’elle peut englober des personnes de 70 ans comme de 100 ans, qui n’ont pas grand-chose en commun, ni en termes de vieillissement, ni en termes d’appartenance générationnelle.
Ce qu’elles ont en commun, en revanche, c’est de n’être pas englobées dans le « nous ». On entend à la radio que « nous » (sous-entendu les non-vieux) pourrons visiter « nos anciens » dans les Ehpad ; on débat sur la manière dont « nous » devons interagir avec « nos aînés », plutôt que de nous demander ce que nous voulons quand nous deviendrons vieux ou ce que veulent celles et ceux qui, parmi nous, sont plus vieux.
Quand on pense au travail pédagogique qui a été fait pour comprendre ce que révélait le langage sexiste sur les rapports de genre, on est vraiment encore loin d’une telle réflexion collective sur ce que signifient et révèlent les façons dominantes de parler du vieillissement et de la vieillesse.
Est-ce parce qu’on voit forcément la vieillesse comme une fatalité contre laquelle on ne peut pas grand-chose, une sorte d’inégalité naturelle ?
La fatalité, c’est ce sur quoi on ne peut pas agir ; or des choix de société peuvent transformer l’expérience de la vieillesse. Je ne parle pas seulement des progrès de la médecine, même si on pourrait aussi rappeler, face au discours fataliste, que des pathologies aujourd’hui soignées sans problème étaient perçues, il y a moins d’un siècle, comme des manifestations indépassables du déclin lié à l’âge.
Je parle aussi plus largement de la signification de cette période de la vie dans nos sociétés. Ce que l’on craint dans le fait de vieillir, ce n’est pas seulement la dégradation corporelle mais aussi la relégation sociale et la perte de sens.
Des sociétés qui assimilent la vieillesse à l’inactivité, l’improductivité, l’inutilité et l’obsolescence n’aident pas à avoir envie de vieillir. C’est justement ce rapport à l’avancée en âge que mettent en question les collectifs qui luttent contre l’âgisme.
Que pensez-vous de l’idée que la crise sanitaire pose un risque de conflit générationnel, comme le montrait une enquête récente ?
Le thème du conflit générationnel à venir est, depuis quelque temps, très présent dans les médias pour évoquer les effets de la gestion de l’épidémie ; il n’est donc pas étonnant que, quand on demande aux sondés s’ils craignent « un conflit des générations », cette perspective suscite un certain plébiscite. On peut quand même noter que ce plébiscite n’est pas massif (le « non, assez peu » et le « non, pas du tout » recueillent 43 % des réponses ; le « oui un peu » 44 % et le« oui beaucoup » seulement 12 %) et donc être sceptique face aux titres d’articles révélant avec ce sondage un « choc intergénérationnel ».
Surtout, il me semble que l’interprétation des mécontentements de la jeunesse en ces termes est biaisée. Si on interrogeait les jeunes adultes sur leurs attitudes vis-à-vis de leurs proches âgés pendant l’épidémie et sur leurs aspirations collectives en matière de politique sociale, il est peu probable que ce thème du conflit générationnel soit saillant.
Il est nécessaire et légitime d’exiger des pouvoirs publics des mesures concrètes et des politiques structurelles en faveur de la jeunesse, des étudiants, de l’accès à l’emploi et au logement, mais le fait que ces mesures n’aient pas été adoptées n’a rien à voir avec un privilège accordé aux politiques de la vieillesse.
La présence de jeunes adultes dans les manifestations et les grèves pour les retraites par répartition avant le premier confinement montre bien que l’enjeu, pour une partie de la jeunesse, est la défense des politiques sociales de manière plus générale, notamment telles qu’elles avaient été conçues par le Conseil national de la Résistance, avec un principe de solidarité intergénérationnelle. Nombre de collectifs anti-âgistes défendent aussi ce principe : le premier nom des Gray Panthers était d’ailleurs « l’association des adultes les plus jeunes et les plus âgés pour le changement social ».
Valentine Faure Par Valentine Faure Publié le 25 février 2021 dans Le Monde
Gardienne de Mémoire chez Memo-Livre
3 ansTrès intéressant. Merci