Des milliards partis en fumée
Les brevets sont souvent décrits comme étant un moyen d'assurer la croissance des entreprises. D'un point de vue économique, le brevet trouve donc sa justification dans la possibilité de protéger une innovation et d’offrir à son titulaire un monopole d'exploitation temporaire, en général 20 ans. Par ailleurs, les brevets sont également utilisés à des fins stratégiques, par exemple dans les domaines de l’électronique et des NTIC. De plus en plus de demandes de brevet sont déposées dans le monde ; l’année 2017 a enregistré un nouveau record à plus de 3 millions de dépôts.
Ainsi, dans un contexte où les offices de brevets sont littéralement noyés sous les dépôts de nouvelles demandes de brevet, il est raisonnable de se poser la question de savoir si ces offices, en particulier l’Office Européen des brevets (l’OEB), sont toujours capables de délivrer des brevets respectant les critères de brevetabilité. Cette remise en cause est d’autant plus légitime que le dernier rapport annuel de l’OEB indique qu’en 2016, le nombre de brevets européens délivrés, s’élevant à 96 000, a été en hausse de 40 % par rapport à l’année précédente.
Le respect des critères de brevetabilité
Le premier rôle de l’OEB, en tant qu’administration supranationale chargée de l’examen et la délivrance des brevets européens, est de s’assurer qu’une invention telle que décrite et revendiquée dans une demande de brevet satisfait aux conditions définies par la Convention sur le brevet européen (CBE). Très brièvement, pour qu’une invention soit brevetable, celle-ci doit être nouvelle et impliquer une activité inventive. Pour vérifier ces deux critères, les examinateurs s’appuient sur un rapport de recherche de l’état de la technique accessible au public avant la première date de dépôt de l’invention (la date de priorité). Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique. Le défaut de nouveauté nécessite un document qui contient strictement toutes les caractéristiques techniques de l’invention revendiquée, ce qui n’est pas très fréquent, sachant que le moindre ajout d’une caractéristique supplémentaire dans une revendication permet de rendre caduque l’objection de défaut de nouveauté. L’activité inventive est plus difficile à appréhender car elle fait intervenir la notion de l’homme du métier qui ne connait pas l’invention mais seulement l’état de la technique. L’OEB a donc instauré une approche problème-solution formalisée pour apprécier l’activité inventive de la manière la plus objective possible.
Une demande de brevet doit également 1) être susceptible d’application industrielle, 2) décrire l’invention de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter et 3) les revendications doivent être claires, concises et se fonder sur la description.
En pratique, chaque nouvelle demande de brevet arrivant à l’OEB est classée par domaine technique puis allouée à une division d’examen et prise en charge par un examinateur principal. Environ 166 000 nouvelles demandes de brevet européen sont déposées chaque année. Les objectifs déclarés de l’OEB sont de traiter plus de 400 000 dossiers par années par environ 4000 examinateurs.
Au vu de l’augmentation de la production et de la productivité de l’OEB, un Examinateur européen peut-il encore consacrer suffisamment de ressources pour effectuer une recherche efficace des documents de l’état de la technique et vérifier tous les critères de brevetabilités en respectant tous les préceptes de la CBE ainsi que les courants jurisprudentiels établis par les décisions des Chambres de Recours de l’OEB ?
Quelques indicateurs chiffrés permettent d’en douter.
-Selon une étude récente, le taux d’invalidation des brevets lors d’un contentieux français est de 41% pour les brevets européens, sur la base de 100 décisions analysées entre le janvier 2016 et juillet 2017 (Propriété Industrielle, n°12, 2017).
-Selon le rapport annuel des Chambres de Recours de l’OEB, en 2016, 804 recours opposant deux parties (le titulaire d’un brevet, et le ou les opposants à la délivrance dudit brevet) ont été tranchés par décision, dans 165 de ces cas (20,5%) l’issue du recours a été la révocation du brevet. Pour 191 de ces cas (23,8%), le brevet a été maintenu dans une forme amendée. Ainsi dans presque 45% des cas, les décisions d’opposition d’un brevet après recours, conduisent à l’annulation d’au moins une revendication des brevets contestés.
Attention aux revendications trop larges et à l’insuffisance des données expérimentales
Dans le domaine de la chimie pharmaceutique, un grand nombre de demandes de brevet sont déposées en revendiquant des composés chimiques sous la forme d’une formule générale, dite de Markush, couvrant des milliers parfois des millions de composés.
Par exemple, la revendication principale du brevet EP1169038 protégeant le dasatinib, avait pour objet un composé cyclique répondant à une formule très générale (I)(voir tableau).
La procédure de délivrance de ce brevet a nécessité pas moins de 6 lettres officielles sur une période de plus de 7 années.
Il est intéressant de noter que l’Examinateur, durant toutes ces années, n’a soulevé que des objections de défaut de nouveauté et d’activité inventive, sur la base de documents de l’état de la technique, finalement jugés non pertinents.
Après sa délivrance, le brevet EP1169038 a fait l’objet de plusieurs oppositions de la part de sociétés de génériques. Cinq années de procédure d’opposition ont finalement eu raison de ce brevet qui a été révoqué pour insuffisance de description. Il peut être noté que dans le cas d’espèce, le brevet a été reconnu non-conforme aux critères de brevetabilité non pas à cause d’un document de l’état de la technique pertinent mais à cause d’un défaut dans le support technique de l’invention. En effet, le texte du brevet n’avait pas rendu plausible l’application thérapeutique du dasatinib, en raison de l’absence de preuves expérimentales.
Par ailleurs, lorsqu’une revendication d’un brevet porte sur une application thérapeutique d’un composé, l’existence de cet effet doit découler directement et sans ambiguïté de l’exposé de l’invention, sans pour autant qu’il soit nécessaire de démontrer cliniquement cet effet thérapeutique.
Toujours dans le cas du dasatinib, le brevet EP1610780, déposé environ 4 ans après le brevet EP1169038 revendique l’utilisation du dasatinib pour la fabrication d'un médicament pour le traitement oral du cancer, le cancer étant de type leucémie myéloïde chronique (LMC), tumeur stromale gastro-intestinale (GIST), leucémie myéloïde aiguë (LMA), mastocytose, tumeur à cellules germinales, cancer du poumon à petites cellules, mélanome, cancer du pancréas, cancer de la prostate ou sarcome pédiatrique.
Une nouvelle fois, les opposants au brevet EP1610780 ont montré que la description du brevet était insuffisamment étayée pour justifier l’utilisation du dasatinib dans toutes les indications délivrées.
Le test de « plausibilité » tel qu’il devrait être appliqué de manière plus systématique durant l’examen des demandes de brevet est justifié afin d’éviter qu’une protection par brevet ne soit obtenue pour une invention purement spéculative.
Ce test est capital pour les inventions dans les domaines de la chimie médicinale et des biotechnologies.
La révocation ou la limitation d’un brevet peut avoir des conséquences très préjudiciables pour le titulaire d’un brevet. Dans le cas du dasatinib, une protection en tant que telle a été refusée pour le produit et son utilisation a été réduite à une seule indication.
Sans pour autant généraliser, ces deux exemples montrent que la validité des brevets délivrés par l’OEB n’est pas incontestable.
Même si les Offices de brevet ont pour seule mission de garantir une présomption de validité aux brevets délivrés, cette présomption de validité ne permet plus d’instaurer une confiance suffisamment forte dans un brevet tel que délivré.
Ainsi, il découle de ce qui précède que pour savoir si tous les critères de brevetabilité ont été suffisamment examinés avant la délivrance d’un brevet, il est nécessaire de vérifier la validité d’un brevet, a posteriori. Sachant qu’environ seulement 4 à 5% des brevets européens sont attaqués par une procédure d’opposition devant l’OEB, la sécurité juridique des autres 95% demeure incertaine.
Définition de la qualité d’un brevet
Déterminer si un brevet est de qualité ne relève pas d’une science exacte. D’ailleurs, il n’existe pas de définition de la qualité d’un brevet, largement reconnue et partagée par les experts en droit de la Propriété Industrielle.
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans son manuel sur les statistiques des brevets a proposé des corrélations entre la «qualité d’un brevet» et des indicateurs tels que le nombre et le type de revendications, les classes et sous-classes du brevet, les citations reçues, ou le nombre d’années pendant lequel les taxes de maintien sont payées. Quelques entreprises, principalement localisées aux États-Unis commercialisent des méthodes statistiques d’évaluation de la qualité d’un brevet en s’appuyant sur des méthodes statistiques basées sur des algorithmes non divulgués. Ces méthodes sont très peu utilisées et ne semblent pas être adaptées pour des évaluations de la qualité d’un brevet ou d’un portefeuille de quelques dizaines de brevets.
Les professionnels de la propriété industrielle, contrairement aux économistes et aux universitaires ont tendance à penser que la qualité d’un brevet ne peut pas être mesurée à l’aide d’un indicateur aussi trivial que le nombre de citations d’un brevet, mais que la qualité d’un brevet a trait à la qualité des revendications.
Une définition simple de la qualité appliquée à un brevet pourrait être la suivante : «conformité d’un brevet délivré aux critères de brevetabilité faisant suite à une recherche de documents pertinents de l’état de la technique effectuée sur la base des caractéristiques des revendications telles que délivrées et non seulement déposées»
En pratique, les entreprises qui disposent d’un service de brevet utilisent leurs propres méthodes de notations ou des gestions des brevets tenant compte de paramètres technique, juridiques et commerciaux. Ces notations subjectives sont bien évidemment propres à chaque entreprise et sont difficilement généralisable.
Afin d’éviter tout caractère subjectif d’une évaluation liée à un évaluateur, il est plus que nécessaire de disposer d’une méthode simple et normalisée afin que ladite évaluation soit utilisable de manière impartiale et indépendante. De telles méthodes existent, et sont basés sur la vérification des critères de brevetabilité.
La notion de qualité d’un brevet représente donc un enjeu central pour tous ceux qui souhaitent amener les brevets sur le terrain de la valorisation ou simplement de la gestion stratégique des inventions au sein d’une entreprise.
L’évaluation de la qualité d’un brevet ne devrait donc pas être laissée au hasard, ne serait-ce que pour ne jamais présumer de la force d’un brevet délivré.
Article publié dans " l'Actualité Chimique" Avril 2019
Scientist & Entrepreneur | Co-Founder @ Green Praxis
5 ansTrès informatif, merci.